Wednesday, September 8, 2004

Élections américaines, Le monde arabe est dans l'attente

Le Soleil
Opinions, mercredi, 8 septembre 2004, p. A17

Élections américaines
Le monde arabe est dans l'attente

S'il y a une chose en commun chez les masses arabes, c'est bien l'attente des résultats des élections présidentielles américaines. En effet, de Beyrouth à Gaza, en passant par Damas, les populations de cette région du monde sont dans l'expectative. Toutes, sans exception, misent sur une défaite de George W. Bush pour qu'il y ait un changement de donnes signifiantes sur tous les fronts.

Liban

Au Liban, c'est également la période des élections présidentielles libanaises qui préoccupe la population locale. L'actuel président, l'ex-commandant en chef de l'armée libanaise, le général Émile Lahoud achève son mandat de six années à la tête du pays. Bien que largement controversé par la majorité de la population libanaise qui l'accuse d'avoir militarisé le pays, à l'image de la dictature syrienne, il demeure le candidat favori de Damas, qui gère la politique aussi bien interne qu'étrangère du Liban depuis le 13 octobre 1990, date de la chute des dernières régions libres aux mains des forces armées syriennes. En effet, le président Lahoud fut, depuis son accession au pouvoir en 1998, l'exécutant fidèle de la politique syrienne dans la région et un des supporters inconditionnels du Hezbollah, et ce, à la demande du président syrien Bachar al-Assad.

Aujourd'hui, et dans un mouvement de défi à Washington, Damas ordonne aux ministres libanais et à leur tête au premier ministre Rafic Hariri de signer l'amendement de la Constitution libanaise pour permettre une extension de trois ans du mandat actuel du Président.

Cette démarche vient après l'opposition formelle de Washington, par le biais du vice secrétaire d'État, Richard Armitage, qui a officiellement condamné et s'est opposé catégoriquement à ce qu'on touche à la Constitution libanaise. Opposition à laquelle s'est jointe la position officielle de la Maison-Blanche qui rejette et condamne tout amendement de la Constitution libanaise et toute intervention syrienne dans ce processus électoral. Ce niet américain sur le renouvellement du mandat de Lahoud était également appuyé par les Européens et la majorité des Libanais toutes confessions confondues.

Or, selon des sources diplomatiques, Damas attend impatiemment le 2 novembre pour décider de l'action qu'il devrait prendre face à la politique américaine au Moyen-Orient. Ainsi, Assad serait en train de placer ses pions sur le nouvel échiquier régional qui s'annonce dans la mesure où il pense avoir des cartes à monnayer avec le nouveau locataire de la Maison-Blanche. Si Bush est élu, Damas se résignerait donc à accepter la position américaine dans le dossier de l'Irak, mais sans pour autant tout donner sans contrepartie. D'où la mainmise sur les élections libanaises et donc sur la carte du Hezbollah.

Dans le cas où Kerry remporterait la présidence américaine, Damas maintiendrait sa politique actuelle, voire bénéficiera de plus de poids dans la recherche américaine supposée d'une solution pacifique à la crise dans la région, d'où l'intérêt de Damas de consolider un peu plus ses assises dans la région tout en maintenant le Liban sous sa grippe.

Syrie

Mis à part le dossier de la présidence libanaise, Damas est concerné au premier chef par les élections à la Maison-Blanche. D'une part, à cause des attaques directes que Richard Armitage a lancées sur les ondes d'une chaîne satellitaire arabe tout en soulignant que "la Syrie ne semble pas avoir compris la leçon de l'Irak". De l'autre, les sanctions imposées par le président Bush après la ratification par la Maison-Blanche et des deux Chambres américaines du projet de loi qui condamne la Syrie (Syria Accountibilit y and Lebanon Sovereignty Restauration Act - SALSRA) et exige la restauration de l'indépendance du Liban.

Ainsi, une victoire de Bush signifierait que Damas serait sérieusement menacé par Washington, surtout que l'administration américaine ainsi que le nouveau conseil irakien accusent la Syrie d'encourager des combattants à s'infiltrer de Syrie en Irak pour combattre les forces de la coalition et déstabiliser le pays à l'image de ce que Assad père avait réussi à faire au Liban avec la bénédiction de Bush père.

Une victoire de Kerry, au contraire, donnerait plus de souffle à Damas pour continuer son éternel jeu d'équilibre quitte à ce qu'il gagne une carte supplémentaire dans la région, cette fois-ci, avec la connivence de l'Iran et l'appui du Hezbollah, sur le territoire de Najaf, mais également dans le triangle sunnite.

Il est également à noter que le régime de Damas est également inquiet de la montée de l'intégrisme sunnite chez lui, ce qui, à moyen terme, voire à court terme comme le prédisent certaines personnalités politiques libanaises, pourrait déstabiliser la Syrie et la minorité alaouite qui détient actuellement le pouvoir. D'ailleurs, les premières indications de cette crainte justifiée étaient la révolte kurde dans le Nord syrien, encouragée tacitement par Washington et matée par le sang, avant qu'Assad ne desserre un peu l'étau et libère quelques-uns des activistes kurdes pour désamorcer la crise. Par ailleurs, selon certains diplomates occidentaux de la région, il semblerait que le premier ministre libano-saoudien, Rafic Hariri, soit en train de financer l'intégrisme sunnite à Damas avec la bénédiction saoudienne et sous l'oeil vigilant américain.

L'Autorité palestinienne

Les plus concernés dans ces élections américaines sont bel et bien les Palestiniens. Eux qui, sous Clinton, bénéficiaient d'un rôle important et d'une sorte d'équilibre - du moins durant les pourparlers - avec les Israéliens, se sont retrouvés isolés par l'administration Bush qui, de plus, semble avoir donné une carte blanche à Ariel Sharon notamment après les événements du 11 septembre. Il faut dire que l'ensemble du monde arabo-musulman considère Bush comme l'ennemi numéro un de l'Islam, alors que Clinton et les démocrates, semblent récolter plus de sympathie.

Ainsi, une victoire de Bush affaiblirait encore plus Yasser Arafat et l'Autorité palestinienne, donnant plus de poids aux islamistes, notamment au Hamas pour continuer ses actions meurtrières, ce qui justifierait encore plus les actions de représailles israéliennes et légitimerait l'édification du mur d'isolation.

Par contre, une victoire de Kerry verrait un soulagement "arafatien" et la renaissance de l'espoir du renouveau des pourparlers de paix avec les Israéliens sur les bases des accords d'Oslo, sinon, sur de nouvelles bases plus solides avec la prise en compte du contexte de l'après 11 septembre et de l'après-Saddam.

En somme, partout les masses arabes misent sur Kerry pour changer la situation actuelle qui, à leurs yeux, n'a fait que consolider la mainmise "sioniste" sur la politique arabe des États-Unis, mais surtout qui a permis à l'administration Bush de réduire presque à néant tous les acquis politico-diplomatico-économiques des Arabes aux États-Unis. La réélection de Bush signifierait ainsi la fin de nombreux régimes jadis alliés de Bush père. Quant à celle de Kerry, elle signerait probablement leur survie et une nouvelle coopération sur des bases plus souples que celles du passé.

Alain Michel Ayache

L'auteur est analyste du Moyen-Orient

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