Sunday, April 6, 2003

La guerre des ondes

La Presse
Forum, dimanche, 6 avril 2003, p. A11

La guerre des ondes !

Dans cette seconde guerre du Golfe,
la couverture médiatique est quasi instantanée


Alain-Michel Ayache
L'auteur est analyste politique et chercheur

S'IL Y A une nouveauté dans cette seconde guerre du Golfe, qui affecte considérablement son déroulement et le moral des uns et des autres, c'est bel et bien sa couverture médiatique quasi instantanée.

Lors de la première guerre du Golfe, en 1990, on avait découvert la force de CNN. Le monde arabe était à l'époque otage de cette couverture américaine qui s'était avérée quelques mois plus tard, après la fin de la guerre, une campagne de propagande contrôlée directement par le Pentagone. Les journalistes de CNN avait été leurrés et leurs informations recueillies directement auprès des militaires.

Aujourd'hui, les choses sont différentes. L'information est brute et directe. Elle arrive aux téléspectateurs qui vivent l'action presque en même temps que les soldats, alors que le commandement au Pentagone essaye au même moment de digérer le flux d'informations divulguées par les médias avant de décider de la façon de réagir à son contenu.

Ainsi, avons-nous assisté dans la nuit du samedi au dimanche, 22-23 mars, à une guerre en direct dans les environs de Um Qasr, où des troupes fidèles à Saddam ont occasionné un retard considérable à l'avancée de la 7e brigade mécanisée de la Cavalerie américaine qui se dirigeait vers Bagdad.

Les médias en plein feu de l'action

Cette participation des médias à la guerre en vue de fournir des informations aux civils n'est pas nouvelle en soi. Ce qui l'est, c'est l'effet qu'elle produit sur le moral des uns et des autres. D'ailleurs, il est important de noter à ce sujet la réaction des gouvernements, qu'ils soient occidentaux ou arabes, à toute percée militaire ou autre de part et d'autres et dont les médias font état.

L'exemple par excellence qui résume à lui seul cet effet, c'est la guerre du Liban, en 1999 et 2000, lors de l'affrontement entre le Hezbollah et l'armée défensive d'Israël qui évacuait rapidement ses positions au Liban Sud pour se replier vers Israël. À cette époque, la télévision du Hezbollah, Al Manar, avait joué un rôle primordial dans la déstabilisation du moral des troupes israéliennes, mais surtout de leurs familles.

En effet, le nombre de clips vidéos que le bureau de propagande du Hezbollah avait diffusé sur les ondes d'Al Manar était à lui seul capable de démontrer que le mythe de l'armée israélienne "que l'on ne pouvait point vaincre" était tombé à l'eau. Le Hezbollah avait filmé ses opérations militaires contre les positions de Tsahal et celles de ses alliés de l'armée du Liban Sud, ce qui avait eu pour effet de soulever la colère des mères des soldats israéliens et de l'opinion publique israélienne contre la présence des soldats israéliens au Liban.

D'un autre côté, l'action médiatique du Hezbollah, orchestrée à la perfection, avait contribué à remonter le moral des masses arabes d'une manière considérable, donnant ainsi plus de munitions aux Palestiniens pour mener des attaques suicides contre les positions israéliennes et ailleurs dans le monde contre les intérêts américains, le tout filmé et diffusé par Al Manar, ainsi que sur la chaîne de télévision arabe Al-Jazira.

Al-Jazira: la CNN arabe

L'autre nouveauté dans cette seconde guerre du Golfe, c'est la montée de la chaîne de nouvelles continues Al-Jazira, surnommée la CNN arabe. La montée rapide dans les cotes d'écoute de cette chaîne sur satellite a fourni aux Arabes une tribune inespérée, s'exprimant dans leur langue, mais surtout montrant l'actualité sous un angle différent de celui diffusé par les chaînes américaines et notamment par CNN.

Ainsi, Al-Jazira se positionne face à CNN comme la chaîne des Arabes. Les combats en directs sont désormais couverts non seulement par les chaînes occidentales, mais également arabes. Or, il suffit de bien écouter la façon dont l'information est traitée, que ce soit par les médias occidentaux ou arabes, pour remarquer la différence dans le traitement des faits et leur interprétation; il en est de même pour le "timing" de la diffusion des reportages.

L'exemple type de cette différence se situe au niveau de la diffusion des images de destruction des cibles irakiennes et américaines. Chaque camp diffuse les images qui lui sont favorables. Ainsi, voyons-nous CNN, MSNBC et ITN diffuser des images des soldats de la coalition en train de mener des attaques sporadiques, mais où l'accent et l'emphase sont mis davantage sur la supériorité de la puissance de feu occidental. D'ailleurs, il suffit d'écouter les éloges que nombre de journalistes américains font de cette force militaire; ils s'expriment souvent "comme s'il s'agissait d'une console de jeu vidéo". D'autres vont plus loin en admirant "le spectacle nocturne dans le ciel de Bagdad" causé par les bombes et les missiles de croisières de la coalition.

Face à eux, la propagande arabe sur Al-Jazira est merveilleusement orchestrée par Bagdad avec la complicité flagrante de cette chaîne qatari. Comme on sait, la couverture de CNN à Bagdad, qui insistait beaucoup sur la puissance de feu des troupes américaines et sur la précision des tirs de la coalition dérangeait considérablement Saddam et ses sbires. Ceux-ci ont donc poussé l'équipe de CNN hors de la ville.

Ce sont les chaînes arabes qui ont pris la relève pour diffuser ce que Bagdad voulait faire transmettre comme message non seulement aux Occidentaux, mais également et spécialement aux masses arabes dans le but de soulever encore plus la rue contre leurs dirigeants accusés par Saddam de vendre la cause arabe et de l'Islam. Ce faisant, le dictateur irakien espère pousser le restant des pays arabes dans cette guerre, en noyant la coalition dans les marées de l'Islam.

Le choc des images

C'est dans cette optique que Al-Jazira a diffusé les images des soldats américains tués et fait prisonniers par les troupes de Saddam. Pour les responsables de cette chaîne arabe, il s'agit là du droit à l'information qu'on se targue d'exercer objectivement. Pour les autorités irakiennes, il s'agit de prouver la capacité de leurs troupes à battre les "infidèles et les mercenaires", mais surtout de remonter le moral des masses arabes pour les sensibiliser face à cette guerre. La propagande irakienne est telle qu'elle vise en premier l'image de marque américaine en montrant les destructions et les victimes "innocentes de l'agression des mécréants".

C'est également dans cette optique que Peter Arnett a été viré par NBC et National Goegraphic. En effet, le fait qu'une célébrité journalistique comme lui ait été interviewée par la chaîne de télévision irakienne n'est pas en soi un problème. Ce qui l'est, c'est le contenu de son discours critique vis-à-vis des forces armées américaines, qui avait pour effet de valider les dires de Saddam et de discréditer encore plus le message du président américain aux yeux du reste du monde arabe et notamment des musulmans.

La décision du commandement américain d'éloigner des lieux du combat le correspondant de la chaîne Fox est un autre exemple qui illustre l'importance du rôle des journalistes sur le terrain des opérations. Se prenant pour un analyste militaire et pensant apporter un zeste de suspense à la Hollywood à son reportage, Geraldo Rivera était bêtement tombé dans le piège du showbiz. Ainsi, il avait fait un croquis dans le sable du désert, en direct devant les caméras, des positions de la troupe de la 101 aéroportée qu'il accompagnait afin d'expliquer aux téléspectateurs le déroulement des opérations militaires. Tout cela en détaillant la manière dont les Marines américains allaient mener leur attaque contre les positions irakiennes. On l'a donc expulsé.

Ce qu'il avait oublié de prendre en considération, c'est que le commandement irakien scrute à la loupe les nouvelles télévisées américaines qu'il utilise comme source de renseignements militaires. Pas étonnant alors d'entendre le Commandement américain dire que Rivera avait compromis les opérations militaires.

Otage du direct

Quoi qu'il en soit, l'information est devenue aujourd'hui l'otage du direct et des manipulations gouvernementales de part et d'autres, alors que l'armée américaine est devenue à son tour victime de sa propre propagande. Certes, les Alliés sont aux portes de Bagdad, mais le temps commence d'ores et déjà à jouer contre eux. Un flot d'images montrant des cadavres de soldats américains et britanniques, de même que la montée rapide dans le nombre des pertes en vies humaines, côté coalition, risquerait fortement de compromettre la mission de cette guerre.

L'information sera déterminante au cours des prochaines semaines en ce sens qu'elle contribuera à faire balancer le poids de la guerre d'un côté ou de l'autre. Les effets d'un tel rôle sur le moral de la population américaine et britannique, mais également arabe, est extrêmement important d'autant plus que l'issue de cette guerre pourrait en être affectée. Washington pourrait se retrouver rapidement dans une situation similaire à celle qu'il avait subie au Vietnam une fois l'opinion publique américaine démoralisée par le nombre des pertes de vie. C'est exactement ce que Saddam cherche à causer en utilisant Al-Jazira comme base de départ de sa propagande meurtrière et démoralisante.