Saturday, November 29, 2003

À Bagdad ou Istanbul, le message est le même

Le Soleil
Opinions, samedi, 29 novembre 2003, p. D7

À Bagdad ou à Istanbul, le message est le même

Alain-Michel Ayache

Avec les attentats, les intégristes se lancent à l'assaut de tout ce qui ne représente pas l'islam pur et dur Bagdad ou Istanbul, le message demeure le même : exit les valeurs occidentales. C'est ce qui semble être le leitmotiv des intégristes qui se lancent à l'assaut de tout ce qui ne représente pas l'islam pur et dur.

Hier encore, on enterrait les victimes libanaises tuées dans l'explosion d'une voiture piégée en Arabie Saoudite. Puis, quelques jours plus tard, ce fut au tour de la communauté juive de Turquie et des attentats contre les intérêts britanniques qui ont fait des dizaines de morts - dont le Consul général de Grande-Bretagne à Istanbul - et des centaines de blessés.

Trois thèses pour expliquer le chaos

Pourquoi cet acharnement des islamistes contre des personnes innocentes, des chrétiens ou des musulmans ? On avance plusieurs théories pour répondre à ces attaques. La plus communément partagée, c'est celle selon laquelle le réseau Al-Qaida chercherait à déstabiliser tous les régimes arabes qui maintenaient une sorte de modus vivendi avec l'administration américaine. Ce faisant, on forcerait ces gouvernements à revoir leur relation avec les États-Unis sous un angle nouveau en tenant compte davantage de l'opinion de la rue, plus intégriste. À cette stratégie de la terreur, s'ajoute également celle de la mobilisation puisque la rue, musulmane, est influencée par les slogans arabistes, islamistes et autres qui mettent en relief le retour de Saladin pour pousser les " Croisés et les mécréants " en dehors des terres arabes.

Une telle thèse serait fondée sur la perturbation quotidienne de la stabilité de ces pays pour en arriver à une sorte de révolution populaire qui balayerait les régimes arabes ou pseudo islamistes, en vue d'y instaurer la charia, la loi musulmane.

Ainsi, cette série d'attaques ne serait que le début d'une grande vague d'attentats pour contrer la présence occidentale en terre d'Islam et dont le chef d'orchestre ne serait autre que Oussama ben Laden.

la revanche de saddam

Une seconde thèse met plus en évidence le rôle des troupes baasistes de Saddam Hussein, celles qui lui sont restées fidèles. Selon cette thèse, le dictateur irakien préparait, depuis sa première défaite au Koweït, une revanche contre les Américains, surtout si l'administration Bush voulait le destituer en s'attaquant à l'Irak. Depuis une douzaine d'années, il avait ainsi mis sur pied une troupe d'élite spéciale bien équipée, tout en camouflant des caches d'armes et de munitions dans des endroits sûrs pour usage futur lors d'actions de guérillas.

Cette méthode, qui a fait ses preuves au Liban contre les troupes de Tsahal, aurait été choisie par Saddam - dont l'instinct de survie le hantait au quotidien depuis sa prise du pouvoir en Irak, le poussant à la méfiance vis-à-vis de son entourage direct - car il savait qu'il n'avait aucune chance de succès en affrontant l'armada américaine lors d'une guerre classique. Saddam aurait divisé cette troupe spéciale en une multitude de petites cellules autonomes formées de combattants fedayins en les fournissant en armes et munitions. Ce faisant, ces combattants opéreraient d'une manière coordonnée sous ses ordres directs sans pour autant être en contact les uns avec les autres. Saddam serait la seule personne à commander ces cellules pour s'attaquer à diverses cibles en Irak, et même à l'extérieur, surtout si cela pouvait inciter des populations arabes à se soulever contre la présence occidentale ou contre les régimes amis et alliés des États-Unis. Pour cela, il bénéficierait de l'aide du réseau Al-Qaida dans une sorte de coordination et d'alliance stratégique temporaire qui servirait les intérêts des deux camps.

Selon cette thèse, la guérilla organisée d'avance viserait à provoquer un sentiment de peur chez les G.I. non sans leur rappeler le syndrome du Viêtnam. Saddam espérerait susciter ainsi un sentiment d'effroi dans la population et auprès des familles des Américains, les amenant à réclamer le retour de leurs troupes. Une défaite qui serait plus destructrice pour Bush qu'une défaite militaire, selon Saddam Hussein.

La puissance des médias arabes

Une troisième thèse, et elle prévaut auprès des intellectuels des pays arabes, veut que par son approche " démocratique " à l'américaine, Washington aurait déclenché un sentiment de haine chez les populations musulmanes, un sentiment alimenté par les reportages des télévisions arabes, notamment Al-Jazira et Al-Arabia.

Un sentiment qui aurait conduit à la naissance d'un mouvement antiaméricain et antioccidental qui s'est concrétisé par la formation de groupuscules armés, sortes de milices destinées à narguer les troupes " d'occupation " américaines avec les moyens de bord, de telles milices bénéficiant de l'aide d'anciens commandos de la brigade spéciale de la Garde républicaine de Saddam, lesquels disposeraient de certaines caches d'armes et de munitions.

D'ailleurs, de nombreux intellectuels arabes soulignent le fait que la " CNN arabe " (Al-Jazira) et Al-Arabia ont largement contribué à l'exacerbation des sentiments des Arabes vis-à-vis des populations irakiennes, en montrant les opérations militaires américaines de nuit contre les maisons des civils irakiens à la recherche de " pseudo-terroristes ".

Ainsi, voyant sur les écrans de leurs téléviseurs les marines réveillant des familles entières en plein milieu de la nuit (en contradiction avec toutes les valeurs morales et démocratiques que les Américains prônent), sortis dans leurs pyjamas - les femmes également, ce qui est une grave insulte pour les musulmans - dans la rue et forcés à adopter des positions humiliantes, même pour les enfants, un mouvement de colère, surtout des jeunes, s'était formé dans la plupart des pays arabes, les poussant à venir se battre contre les Américains en Irak.

Cela aurait été facilité par le régime de Damas qui aurait ouvert ses frontières à des clandestins arabes de tous les pays afin de participer à la déstabilisation du moral des troupes américaines, mais également de l'opinion publique américaine.

Choix restreint de Bush

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui et plus que jamais, la présence américaine semble prise dans un guet-apens d'où elle ne pourra pas se sortir sans perdre la face devant le monde entier. Deux choix s'imposent donc à l'administration Bush, soit de plier bagage et rentrer aux États-Unis, ce qui représentera la défaite politique certaine à Bush, soit durcir l'emprise sur l'Irak de façon à étouffer la guérilla. Ce faisant, les Américains se verraient alors prendre la place de Saddam pour contrôler la rue, en adoptant en quelque sorte certaines de ses méthodes, dont les attaques de nuit et l'humiliation à toute une population prise au piège par les événements.

D'ores et déjà, l'administration américaine semble vouloir donner aux Irakiens le plein pouvoir, et au plus vite, afin de sortir des sables mouvants de la guérilla islamiste et irakienne. Si cela se concrétise sans qu'un gouvernement représentatif des aspirations chiites, kurdes et sunnites ne soit mis en place et assuré du support d'une armée nouvelle et patriotique, les Américains laisseraient l'Irak dans une situation complètement instable et explosive, susceptible de mettre le feu à toute la région, emportant avec elle les régimes arabes restés fidèles à Washington. Pour George W. Bush, ce serait la fin, comme ce fut le cas de son père après la première guerre du Golfe, et Saddam Hussein en sortirait vainqueur !

Alain-Michel Ayache

L'auteur est analyste, chercheur et chargé de cours, spécialiste du Moyen-Orient