Wednesday, December 16, 1992

La politique de l'eau

Le Devoir
Des idées, des événements, mercredi, 16 décembre 1992, p. B10

La politique de l'eau
Israël fait payer aux Palestiniens ses problèmes d'approvisionnement en eau

Ayache, Alain-Michel
J
ournaliste d'origine libanaise établi à Montréal

LES PLUS optimistes considèrent l'eau, ressource vitale pour les pays du Moyen-Orient, comme facteur stabilisateur et précuseur d'un règlement de la crise dans la région; à l'inverse, source certaine de conflits proches, selon les plus pessimistes.

La nature des terres arides et semi-arides des pays de la région ,ainsi que la surpopulation, poussent les gouvernements à adopter des mesures draconiennes pour assurer un maintien optimum de l'eau pour leur agriculture. Une agriculture d'une importance vitale pour la majorité de la population, de laquelle elle tire une grande partie de ses revenus.

La grande majorité de la population de la région est formée de paysans. Ces derniers sont attachés à leurs terres, seules sources de revenu, voire même, seules sources de survie dans un monde où la corruption des dirigeants est la règle plutôt que l'exception.

À cela s'ajoute bien entendu la demande croissante en eau pour usage domestique. Une consommation qui ne cesse de croître dans les pays arabes dont la démographie est galopante, de même qu'en Israël, notamment depuis l'arrivée massive des Refuzniks, les juifs soviétiques. Les habitudes et la culture de ces derniers sont les causes principales de l'augmentation de la consommation d'eau.En fait, Israël est le principal consommateur d'eau de la région avec ses multiples projets «verts». Car, dans le but de transformer les terres arides en des terres cultivables afin de tirer un maximum de la production agricole et subvenir ainsi aux besoins de ses citoyens, l'État hébreu n'hésite pas à imposer des quotas aux Palestiniens des territoires occupés. Ces derniers se trouvent alors avec un approvisionnement à peine suffisant pour leur utilisation domestique. Les paysans palestiniens sont de facto pénalisés et contraints à prendre le chemin de l'exil ou celui de la rue à la recherche d'une autre source de revenus.Selon les professeurs H.A. Amery et A.A. Kubursi de l'Université de McMaster, à Hamilton, en Ontario, la dépendance d'Israël sur l'eau s'est accrue depuis les années 60 et tout particulièrement après la Guerre des six jours en 1967. L'État hébreu obtient plus du tiers de ses dépenses en eaux de la Bande de Gaza. Son manque d'eau est tel que les dirigeants israéliens n'hésitent pas à considérer des alternatives «externes». En d'autres termes, l'État hébreu pourrait bien dans un futur proche - s'il ne le fait pas déjà - drainer les eaux des fleuves des pays avoisinants!
Le Jourdain, le fleuve nourrit non seulement Israël mais aussi et surtout la Jordanie,et fait aussi l'objet de controverses. Sauf que dans ce cas, la Realpolitik du roi Hussein de Jordanie maintient l'équilibre fragile entre les deux pays, quitte à trouver une sortie honorable pour ce conflit «diplomatique» sans trop faire des remous.

De même, le fleuve libanais Le Litani, est une source indispensable pour le sud du Liban où l'agriculture était - et est toujours - la principale activité des Sudistes, bien que la guerre ait ralenti cette activité à un niveau presque local.

En Syrie, c'est le fleuve Banias, situé sur les hauteurs du Golan occupées par Israël depuis la dernière guerre arabo-israélienne en 1967 et annexé dans les années 80, ainsi que le Yarmouk situé sur la frontière syro-jordanienne, qui assurent la majeure quantité d'eau nécessaire à Damas pour mener à bien sa politique d'irrigation de distribution d'eau pour usage domestique ou industriel.

L'Irak, quant à lui, tire son eau de l'Euphrate, un des principaux fleuves de la région du Moyen-Orient. Les barrages construits par les différents pays répondent à une partie des besoins mais demeurent insuffisants.

À ces problèmes, les spécialistes proposent quatre solutions : la dessalaison de l'eau de mer; le recyclage de l'eau utilisée: la réduction de l'eau attribuée à l'irrigation; et le partage pacifique des eaux de la région entre toutes les parties concernées...

Au chapitre du dessalement, le coût de la facture serait très salé, puisqu'il faudrait envisager la construction de centrales nucléaires. Mais comment construire des installations nucléaires dans une région connue pour son instabilité et pour les aspirations despotiques et expansionnistes de ses chefs.Le recyclage est déjà pratiqué dans certains pays, notamment en Israël. Mais comme tout recyclage, l'eau perd à chacune des ces opérations une partie de ses qualités. Elle devient après une série de recyclages inutisable... La réduction de la quantité d'eau attribuée à l'irrigation créerait des problèmes sociaux évidents. Les paysans seraient ainsi pénalisés et condamnés à l'émigration et au chômage.Demeure l'ultime solution proposée dans les années 60 par le Libanais Maurice Gémayel et remise sur la table en 1987 par le premier ministre turque Turgut Ozal. Il avait attiré l'attention internationale sur le problème de l'eau dans la région et avait présenté la formule du Peace Pipeline Proposal, une sorte d'oléoduc qui aurait transporté l'eau de Turquie, où la richesse de ses réserves sous-terraines, combinée à celles du Liban et de l'Irak, suffiraient à aider tous les autres pays de la région à disposer de quantités d'eaux nécessaires pour leurs diffférents usages. Malheureusement, cette proposition avait été reléguée aux oubliettes en raison des tensions politiques.

Aujourd'hui que les pourparlers de paix sont plus que jamais d'actualité, les spécialistes de toutes les parties prennent au sérieux le problème de l'eau. Car, selon les analystes, le besoin en eau de la population du Moyen-Orient atteindra un point de non-retour vers le début de la première décennie du siècle prochain.

Saturday, August 22, 1992

Les élections libanaises

Le Devoir
Le Cahier du Samedi, samedi, 22 août 1992, p. B14

Les élections libanaises
L'ultime chance pour la Syrie d'annexer le Pays des cèdres

Ayache, Alain-Michel

Journaliste libanais installé à Montréal

CE WEEK-END, des élections doivent se tenir au Liban, malgré la présence des armées d'occupation syrienne et israélienne.

Cette démarche électorale est la première depuis le début de la guerre civile, en 1975. En effet, la dernière élection des représentants du peuple libanais date de 1972. Il s'agissait alors d'un mandat de quatre ans. Un mandat qui n'a cessé d'être renouvelé «exceptionnellement» par le Parlement, pour cause de guerre.

Aujourd'hui que le Liban semble retrouver une Pax fragile et surtout syriana, le régime en place tente, sous les pressions de Damas, de se légitimer par un tour de passe-passe. Tour de passe-passe béni, évidemment, par les États-Unis d'Amérique mais condamné par l'ensemble des Libanais de la diaspora, ainsi que par la grande majorité de leurs parents restés au pays.

Pour comprendre les enjeux de ces élections, il faut remonter au 14 mars 1989, date du déclenchement de la «Guerre de libération» lancée par le premier ministre, le général Michel Aoun.

Un rêve syrien vieux de 50 ans

À l'époque, le général Aoun essayait de mettre des bâtons dans les roues de la machine destructrice syrienne, qui tentait d'engloutir le Liban. Un rêve syrien vieux de plus de cinquante ans et avoué publiquement en 1991, quelques mois après la chute de la «région libre», par le ministre de l'Intérieur syrien, devant les caméras de la télévision libanaise!

Le premier ministre Aoun avait destitué les parlementaires de leur mandat par les pouvoirs qui lui étaient octroyés par la Constitution du Liban. Il avait déclaré cette «guerre» aux députés libanais après qu'ils aient signé à Taëf, une ville saoudienne, un accord portant le nom de cette ville.

Un accord caduc selon la Constitution libanaise, puisque aucun traité ou accord concernant le Liban ne devait être signé en-dehors du territoire libanais. Or, c'est justement à cause de cette trahison que le général Aoun a dissout le Parlement. D'autant plus qu'aux yeux des Libanais, ce dernier avait perdu depuis longtemps toute légitimité!

La suite, nous la connaissons. Le Liban fut livré corps et âme par Washington au dictateur syrien Hafez al-Assad, pour le remercier de sa «collaboration» à l'effort des alliés contre l'autre dictateur de la région, l'irakien Saddam Hussein. Quant aux Libanais, ils n'ont cessé de crier leur refus de cette situation tragique qui les conduit de plus en plus à chercher refuge et exil dans les pays de l'immigration, et notamment ici même à Montréal, où la communauté libanaise avoisine les 100000 personnes.

Sauf que l'Accord de Taëf, appliqué en toute lettre jusqu'à présent, semble aujourd'hui se heurter à la deuxième partie de son application, qui concerne le «redéploiement» des armées d'occupation syrienne à une quarantaine de kilomètre de la capitale libanaise, soit dans la vallée de la Békaa sous contrôle syrien depuis 1976, devenue célèbre depuis cette date pour la culture de... la feuille de coca: ce fut l'un des moyens utilisés par les officiels syriens pour remplir leurs poches et payer les terroristes à leur solde.

En effet, depuis l'exil forcé du général Aoun à Marseille, les Syriens font la pluie et le beau temps au Liban. Ils nomment quiconque leur est favorable. Ils éliminent tous ceux osant les défier ouvertement devant la presse internationale. La presse libanaise, jadis libre, s'est retrouvée tout à coup muselée après la chute du général Aoun, et ses journalistes sujets à des menaces physiques et assassinats ou forcés à l'exil.

Mais depuis quelque temps, la crise économique ravage le reste de l'économie du Pays des cèdres et mène le Liban vers une crise sociale certaine. Elle menace par le fait même le rôle de la Syrie dans le soi-disant «maintien de l'ordre». En fait, il n'est pas de jour où le peuple ne conteste le gouvernement mis en place par le régime actuel et les ministres nommés avec l'accord préalable de Damas.

Les nombreuses manifestations de la classe ouvrière et de la majorité de la population civile montrent la volonté et la détermination des Libanais à en finir avec cette mascarade quotidienne qui les ruine chaque jour un peu plus et avec la présence syrienne néfaste représentée par l'actuel régime de Elias Hraoui, président de la «IIe République» libanaise.

D'ailleurs, à chaque fois que les ministres ne s'accordent pas entre eux sur l'ordre du jour de leur conseil ou sur un quelconque sujet libanais, ils se dirigent carrément vers Damas afin de se plaindre de l'attitude de l'un ou de l'autre, entendez bien de tel collègue ministre ou de tel autre!

Même le président de cette «IIe République» rend plus souvent de visites qu'il qualifie «d'officielles» à Damas, qu'à ses propres ministres! De quoi rendre certains politiciens libanais jaloux de ces va-et-vient présidentiels avant de l'imiter afin de gagner une sorte d'affranchissement et quelques dollars de plus.

Sauf que l'effort de la diaspora libanaise et les quelques messages du général Aoun tirés à des centaines de milliers d'exemplaires sur des cassettes et distribués à travers les pays de l'immigration et au Liban, poussent la communauté internationale de plus en plus vers un réveil et vers une demande certaine pour que la Syrie se retire immédiatement du Liban sans conditions préalables.

Une manière de légaliser la situation actuelle

Le gouvernement libanais se trouve coincé par la volonté syrienne d'effectuer les élections avant le «redéploiement» des forces syriennes, programmé dans l'Accord de Taëf, au plus tard au mois de septembre 1992. En fait, Damas cherche à s'assurer de la mise en place d'un gouvernement vassal à sa disposition tel celui qui est actuellement au pouvoir afin de continuer à contrôler le Liban.

Les dirigeants syriens savent très bien que le peuple libanais est en grande majorité opposé à leur mainmise totale. D'ailleurs, les nombreux tracts imprimés et distribués clandestinement par la Résistance libanaise et les milliers de graffitis pro-Aoun que l'on trouve chaque jour sur les murs de la Capitale et même sur la frontière syro-libanaise, appelant le peuple à se soulever contre l'oppresseur syrien et ses alliés libanais, témoignent du ras-le-bol de la population.

Ils savent également que la diaspora est unanimement contre la tenue des élections avant le retrait des troupes de Damas de la capitale.

Pour la plupart des Libanais, ces élections constituent la tentative ultime de la Syrie d'annexer le Liban. Car si les Libanais contestent encore devant la communauté internationale le régime actuel, c'est justement à cause de son illégitimité.

Les élections permettraient à la Syrie de légitimer tous les accords privilégiés qu'elle avait passés avec le Liban ainsi que sa présence armée. Les Libanais craignent même qu'elles légitiment à moyen terme l'annexion de leur pays par la Syrie.

Une telle légitimation par «vote universel» offrirait à la Syrie un moyen solide pour contester toute ingérence étrangère dans la politique libanaise et les relations spéciales avec la Syrie, puisque le choix des Libanais aurait été exercé «librement»! Entendez bien par là que les Libanais auraient voté ou plus exactement auraient été obligés de prétendre l'avoir fait «librement»!

Seule une activité coordonnée entre la CEE et les États-Unis garantirait la mise en place d'une atmosphère libre sous la supervision des Nations unies et porteuse d'espoir aux Libanais.

Or, au rythme où vont les relations entre la CEE et les États-unis, quant aux visions réservées à cette partie du monde dans le Nouvel Ordre mondial du président Bush, une telle activité est loin de voir le jour. Pour les Libanais de la diaspora, elle est utopique! Mais ils gardent l'espoir. L'espoir qui était et est toujours une devise des «Libanais libres et fiers» comme disait jadis, le général Charles de Gaulle. Hier, l'espoir s'appelait Béchir Gémayel. Aujourd'hui, il s'appelle Michel Aoun.