Thursday, June 23, 2005

Un lieu d'apprentissage d'une nouvelle démocratie...

Le Soleil
Opinions, jeudi, 23 juin 2005, p. A19

Analyse

Fin des législatives au Liban:
"Un lieu d'apprentissage d'une nouvelle démocratie
en gestation loin de la tutelle syrienne"


Ayache, Alain-Michel

Bien que le suspense ait duré jusqu'à une heure tardive de l'après midi, le résultat de la dernière série des législatives libanaises qui a eu lieu le dimanche 19 juin n'a pas dérogé aux pronostics. C'est le camp Hariri fils qui l'emporte haut la main, évinçant pour la première fois de l'histoire du Nord Liban les familles traditionnellement au pouvoir depuis des générations.

Cette grande victoire du courant de Hariri "Al-Moustakbal" (Futur) lui permet ainsi de remporter les législatives avec 72 sièges sur les 128 que compte l'Assemblée nationale libanaise. Ce sera lui désormais qui décidera de l'avenir du gouvernement car il lui revient la charge de nommer le prochain chef du cabinet, lequel est traditionnellement sunnite. En serait-il le candidat ? Les prochains jours seront déterminants pour y répondre.

Le nouveau paysage politique libanais

Désormais, le paysage politique libanais ressemble à un grand camembert divisé en cinq morceaux : Beyrouth et le Nord pour le bloc Hariri, le mont Liban du Nord et une partie de la Békaa au général Aoun, le mont Liban du Sud au leader druze Walid Joumblatt et le Sud et l'autre partie de la Békaa au Hezbollah et au parti Amal. Ce démembrement de la carte politique libanaise est le résultat de la "loi 2000" qui a fait que la division des circonscriptions électorales ait été sujette au vote de la masse musulmane, seule déterminante de l'accession au pouvoir des candidats.

Ainsi, à part le mont Liban Nord à majorité absolue chrétienne, nous avons vu tomber les têtes chrétiennes et musulmanes traditionnellement au pouvoir politique dans leurs régions, notamment dans le Nord, comme l'ex-ministre de la Santé et de l'Intérieur, le chrétien Souleiman Frangié, et le candidat sunnite de la famille Karamé, tous deux fidèles alliés de Damas au profit d'autres candidats, des célèbres inconnus ou des députés de l'opposition d'hier qui s'étaient dernièrement alliés à Hariri.

Le "Tsunami Haririen" et les alliances contre nature

Ce "tsunami haririen", comme l'ont surnommé les perdants, a eu un effet dévastateur, notamment sur les régions chrétiennes du Nord. En effet, après que 85 % de la population de ces régions se fut prononcée pour Frangié et pour le général Aoun, en alliance stratégique, craignant un Hariri arrogant et une tutelle musulmane sur leurs régions, l'appel de Saadeddine Hariri est venu contrer ce vote populaire chrétien par un autre musulman des autres régions, mais appartenant à la même circonscription électorale selon la loi en vigueur. Cela s'est traduit par des multiples discours haineux et confessionnels de la part des sunnites intégristes que Hariri a réussi à mobiliser à la dernière minute pour venir à bout de la liste de Aoun et de Frangié, lesquels, pourtant, affichaient une avancée sans précédent.

Ainsi le résultat de l'appel de Hariri, mais aussi des 35 millions de dollars que ses adversaires l'accusent d'avoir déboursés ces trois derniers jours - preuves à l'appui devant les caméras de télévision - eurent l'effet d'un bulldozer qui a rasé l'électorat chrétien du Nord, mais isolé également le général Aoun dans un labyrinthe de discours confessionnels dont il fut l'accusé à tort et duquel il n'eut pu s'échapper, son arrogance militaire et son caractère minant toutes démarches. C'est ainsi que les médias notamment américains et ceux de ses adversaires politiques s'étaient attelés à lui coller l'étiquette de prosyrien alors qu'en réalité tous les partis s'étaient alliés à des prosyriens y compris ceux-là même qui se disent aujourd'hui des opposants.

D'ailleurs, ce qui est étrange, c'est la nature même de cette campagne électorale qui a rassemblé des opposants d'hier avec des fidèles du régime prosyrien d'un côté et de l'autre des alliés du régime prosyrien aux opposants à l'hégémonie syrienne. C'est ainsi que les élections se sont soldées par l'apparition sur la scène politique libanaise d'alliances parfois contre nature !

Cinq figures emblématiques représentent le nouveau paysage politique

Or le paysage politique d'aujourd'hui met de l'avant cinq figures emblématiques de la politique libanaise : Saadeddine Hariri (sunnite), Nabih Berri (chiite), Sayyed Hassan Nasrallah (chiite - Hezbollah), Walid Joumblatt (druze) et Michel Aoun (chrétien maronite). Ce sont eux les véritables vainqueurs de ces élections et ce sont eux qui vont déterminer la nouvelle orientation politique du Liban et son avenir. Les autres leaders chrétiens traditionnels ont vu leur crédit s'effondrer dans leurs régions au profit du général Aoun et de son charisme antisyrien et son incorruptibilité aux yeux des masses. Les sunnites et notamment les sunnites intégristes des frères musulmans ont opté eux pour le fils du premier ministre assassiné, en mémoire à son père et pour punir les prosyriens, notamment au Nord, dont la famille Karamé portait traditionnellement ce chapeau prosyrien. Seuls les chiites et les druzes ont maintenu leur leadership traditionnel et en évinçant les autres candidats plus modérés, notamment la famille Arslan chez les druzes et les autres familles traditionnelles chiites du Sud.

Le grand défi : la cohésion

Or, si les élections ont vu la naissance d'alliances contre nature, le grand défi serait pour les élus de les maintenir à l'hémicycle et notamment lorsqu'il s'agit de voter sur des dossiers-clés pour la sécurité nationale, la coopération internationale contre le terrorisme ou même sur le désarmement controversé du Hezbollah.

En effet, la première action que les élus majoritaires et notamment Joumblatt chercheraient à faire, ce serait celle de mettre un terme au mandat de l'actuel président de la république, ce qui marquerait le premier test pour cette majorité absolue bien que fragilisée par le fait de ces alliances contre nature. Si ce vote passe, un autre le suivra, celui de la libération du chef de la milice chrétienne des Forces libanaises emprisonné depuis 12 ans et dont le parti et l'épouse s'étaient alliés à la machine Hariri pour remporter des sièges dans l'espoir de le faire sortir de son enfer.

Quant au dernier test, le défi ultime pour cette majorité absolue fragilisée, ce sera le vote sur le désarmement du Hezbollah et l'application intégrale de la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce sera en fait le véritable défi à la machine du nouveau Parlement et du prochain cabinet. Car d'un côté toute l'opposition chrétienne d'hier demandait cela avant le retrait syrien et l'assassinat de Hariri alors que la plupart des musulmans étaient réticents à s'y prononcer.

Certes, l'ex-premier ministre assassiné avait commencé, quelques semaines avant son assassinat, à lever le ton contre les exactions du Hezbollah contre l'État hébreu pour éviter de mettre en danger l'économie du Liban qu'il cherchait à consolider. Or, aujourd'hui, le Hezbollah bénéficie de 14 sièges à l'hémicycle et est considéré avec le parti Amal et ses 15 sièges comme les seuls "purs" des prosyriens, puisque aucun des leurs ne peut se targuer d'être de l'opposition antisyrienne.

Ce qui complique encore la donne libanaise, c'est le fait qu'à part le général Michel Aoun et dans certains cas le druze Walid Joumblatt, Hariri, Nasrallah et Berri représentent des intérêts aussi bien libanais que régionaux : le premier (Hariri) saoudien, le deuxième (Nasrallah) iranien et le troisième (Berri) syrien. Ainsi, lorsque le temps de voter sur des sujets sensibles viendra, les alliances actuelles contre nature risquent bien de se défaire au profit d'autres plus traditionnelles d'hier, voire confessionnelles, ce qui rendra le paysage politique libanais plus volatil que jamais.

Et tant qu'une nouvelle loi électorale n'est votée et promulguée permettant une véritable représentation de la population libanaise, le présent Parlement élu ne sera qu'un lieu d'apprentissage d'une nouvelle démocratie en gestation loin de la tutelle syrienne, mais avec des joueurs aux méthodes et à la formation syrienne... face à d'autres radicaux antisyriens, ce qui ne manquerait pas de laisser planer des doutes sur son efficacité et sa crédibilité aux yeux de la communauté internationale.

Alain-Michel Ayache est Journaliste indépendant et chercheur, l'auteur est un analyste du Moyen-Orient.

Wednesday, June 1, 2005

Alliés d'hier, protagonistes d'aujourd'hui

Le Soleil
Opinions, mercredi, 1 juin 2005, p. A19

Élections législatives au Liban
Alliés d'hier, protagonistes d'aujourd'hui

Ayache, Alain-Michel

Prise entre le désir de démontrer sa force sur le terrain et la réalité des "bulldozers" électoraux, la population libanaise et notamment chrétienne, a décidé de boycotter la première série des élections législatives libres au Liban.

Sous supervision d'observateurs internationaux et notamment européens, la capitale libanaise vient de passer haut la main son premier test de démocratie loin de l'hégémonie damascène. Toutefois, et bien que sur le plan des préparatifs et du respect du mécanisme démocratique des élections, le tout s'est déroulé à la perfection, il n'en demeure pas moins que la participation de la population de la capitale libanaise était modeste, soit à peine 28% des inscrits. La majorité des Beyrouthins boycottent les élections.

Ce boycott est principalement dû à la loi utilisée communément appelée "loi 2000". Elle a été promulguée en l'an 2000 par les députés prosyriens de l'époque, où le découpage électoral minait les assises des minorités et surtout de l'électorat chrétien en le rendant à la merci de la majorité musulmane. À cela s'ajoutent, bien entendu, les divisions qui ont resurgi entre Libanais et notamment entre les membres de l'opposition même.

En effet, cette opposition à l'occupation syrienne qui s'était concrétisée par la manifestation de plus de un million et demi de Libanais dans le centre-ville toutes confessions confondues a été confisquée par la classe politique traditionnelle, soit les alliés et opposants d'hier. Ce qui est étonnant, c'est que les ennemis d'hier se sont alliés entre eux et les alliés dans l'opposition d'hier se sont divisés ! De quoi dégoûter les Libanais et notamment ceux-là même qui ont pris le risque de défier ouvertement la Syrie et étaient là l'origine des manifestations antisyriennes pour réclamer leur départ.

Alliés d'hier, protagonistes d'aujourd'hui

Ainsi retrouvait-on sur la même liste des candidats prosyriens et des candidats de l'opposition faisant face à d'autres candidats prosyriens alliés à d'autres de l'opposition, ce qui est pour le moins incompréhensible pour la plupart des Libanais. Cela est principalement le fruit, non seulement de la loi 2000, mais également la volonté de Washington que les élections se tiennent à la date prévue, car tout changement de date compliquerait un peu plus la donne aux Américains dans la région.

D'ailleurs, cette volonté des Américains de vouloir pousser les Libanais vers un vote immédiat s'est traduite par plusieurs rencontres avec les principaux protagonistes sous les auspices de l'ambassadeur américain dans une tentative de colmater la brèche de la division entre les différentes forces de l'opposition, mais rien ne s'est concrétisé. Le principal opposant au changement dans la continuité, c'est-à-dire de conduire les élections avec les mêmes candidats de la classe politique traditionnelle, était l'ex-premier ministre de retour de son exil à Paris, le général Aoun.

Son retour avait soulevé un énorme mouvement populaire sympathisant son slogan de renouveler de la classe politique et d'en finir avec le féodalisme politique.

Or, cette position lui a valu un réquisitoire de ses alliés d'hier, l'isolant dans un discours qui n'a jamais été le sien et l'accusant de vouloir ranimer la flamme confessionnelle au Pays du Cèdre. Or, la réalité est tout autre, puisque le général Aoun a essayé de conclure des alliances avec de nouvelles figures de toutes les confessions et négocié avec la classe politique traditionnelle d'une alliance stratégique où ses candidats de toutes les confessions, bénéficieraient de l'apport des traditionalistes.

Le refus de ces derniers d'entrouvrir la porte de la collaboration au général l'a finalement conduit à présenter ses candidats sur des listes séparées faisant ainsi cavalier seul. Ainsi, se retrouve-t-il confiné à la seule région du Mont-Liban où la présence chrétienne est significative face à celle du leader druze Walid Joumblatt.

Trois autres élections à venir

Les élections de dimanche, les premières d'une série de quatre sont venues confirmer la mainmise des bulldozers politiques. Le clan Hariri remporta facilement les 30 sièges de Beyrouth, dont 9 pour absence de candidats opposants.

Ainsi se dessine le nouveau parlement à venir au Liban. Une majorité dominante des trois courants principaux : sunnite (Hariri), chiite (Hezbollah et Amal), druze (Joumblatt). Les candidats chrétiens qui auraient réussi à décrocher leur siège à la Chambre appartiendraient forcément à l'un de ces trois courants, ce que justement le général Aoun a essayé d'éviter, soit d'imposer la volonté de la majorité sur celle de la minorité.

Les trois prochaines élections qui se dérouleront à une semaine d'intervalle viendront sans doute confirmer ce contrôle de la majorité sur la minorité, et ce, même si le Général Aoun réussit à faire la différence et remporter tous les sièges dans le Mont-Liban... Prochaines élections, le Sud, fief du Hezbollah !

Alain-Michel Ayache est Journaliste et chercheur indépendant, l'auteur est un analyste du Moyen-Orient.