IDÉES, vendredi, 10 septembre 2004, p. a9
La doctrine Bush à l'épreuve
Alain-Michel Ayache
Pendant que les Américains sont occupés par l'élection présidentielle et la guerre en Irak, un autre front semble s'ouvrir au Moyen-Orient. En effet, réuni presque en catastrophe à la demande expresse de Washington et - aussi surprenant que cela puisse paraître a priori - de Paris, le Conseil de sécurité des Nations unies a voté la résolution introduite par la mission américaine permanente à l'ONU et portant le numéro 1559.
Cette résolution vise directement la Syrie, pays accusé par l'administration américaine de contribuer à l'insécurité de l'Irak et, par Tel-Aviv, d'héberger la matière grise du terrorisme palestinien. Or le front choisi par les auteurs de cette résolution se situe au Liban, pays presque entièrement occupé par la Syrie depuis 1976 et entièrement depuis le retrait total israélien en mai 2000, selon la résolution no 425 du Conseil de sécurité des Nations unies datant de 1978.
L'introduction de cette résolution devait en principe contrer la décision de Damas de renouveler coûte que coûte le mandat du président libanais. Washington cherchait à transmettre un message de fermeté à Damas en ce qui a trait à sa politique au Liban mais surtout au Moyen-Orient. Ainsi, la résolution 1559 dans sa première version demandait explicitement à la Syrie de retirer ses troupes du Liban et de ne pas intervenir dans les élections libanaises, laissant le choix du président aux Libanais.
Or il semblerait que Washington ait subi «des pressions» de nombreux pays alliés, comme le rapportaient les articles dans la presse occidentale et arabe, ce qui a poussé les auteurs de la résolution en question à la modifier, la rendant plus souple que jamais, voire quasi symbolique. En effet, la mention de la Syrie a été rayée et remplacée par «toutes les troupes non libanaises», ce qui fait dire à plusieurs observateurs que l'essence même de la résolution, telle qu'elle a été rédigée au début, est devenue caduque.
Cela est d'autant plus vrai que la Syrie, par la voix de son représentant aux Nations unies, a critiqué «l'ingérence américaine dans les affaires internes du Liban et ses relations privilégiées avec la Syrie». D'ailleurs, Damas ne se considère pas comme étant une armée étrangère au Liban puisqu'elle prétend que sa présence au pays des cèdres est à la demande officielle du Liban. Cette explication ne convainc aucun Libanais puisque depuis que les troupes d'occupation syriennes sont au Liban, c'est Damas qui gère leur quotidien à tous les points de vue, rendant le Liban à son image et le transformant en une dictature militaire.
Le bémol de Bush
Ce qui est pour le moins étonnant, c'est l'acceptation par Washington des modifications «imposées» par d'autres pays alors qu'il y a encore quelques jours, le président Bush déclarait dans son allocution à l'investiture républicaine que Washington n'est et ne sera jamais sujet à la décision des pays tiers - encore moins celle de la France - pour agir au niveau international.
À cela s'ajoute une autre surprise de taille, celle de l'absence de la mention de la Syrie comme pays terroriste dans le discours de Bush, qui n'a pas pour autant manqué de citer les noms des autres pays membres de ce même «axe du mal» que la Syrie, tel que décrit par Bush lui-même il y a encore quelques mois.
Ce changement dans le langage de Bush et la prorogation du mandat du président libanais par les parlementaires libanais à la façon syrienne, c'est-à-dire à main levée, bafouant par le fait même les principes démocratiques d'usage, font croire à une entente ou à un marché conclu entre Damas et Washington - encore un -, dont le Liban est le bouc émissaire et la monnaie d'échange. Ce faisant, l'administration Bush semble avoir vendu encore une fois le Liban à une dictature en échange de quelque chose qui ne tardera pas à se révéler. À quoi bon le discours de Bush de vouloir changer la situation des peuples opprimés au Moyen-Orient?
Pour les organisations de défense des droits de la personne libano-nord-américaines, il s'agit là d'une action de principe dans un contexte purement électoral, d'autant plus que les Américains d'origine libanaise sont au nombre de trois millions et que tous, sans exception, sont en faveur du retrait des troupes d'occupation syriennes du Liban, comme en témoignent leurs nombreuses actions et demandes en ce sens, ce qui fait de leur vote un appui crucial pour Bush.
Un message de pseudo-fermeté
Ainsi, Washington aurait transmis un message de fermeté à la Syrie pour qu'elle revoie davantage sa politique irakienne plutôt que libanaise. Or, selon cette même résolution, «les troupes étrangères» ont «30 jours» pour se conformer à la demande du Conseil de sécurité. À la suite de quoi le secrétaire général Kofi Annan présenterait un rapport sur le respect ou non de «ces troupes d'occupation» avant de suggérer des sanctions ou une action militaire, comme le stipulent les articles 40 et 41 du chapitre VII de la Charte des Nations unies.
La résolution 1559, adoptée par neuf voix (soit le minimum requis) et six abstentions, démontre encore une fois la mesquinerie des grandes puissances, notamment les États-Unis, en ce qui a trait à une politique américaine de «deux poids, deux mesures», devenue le leitmotiv de toutes les administrations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et notamment depuis la désintégration de l'Union soviétique.
Toutefois, l'adoption de cette résolution ouvre un nouveau front au Moyen-Orient qui, quoique attisé par le changement de la formulation, ne tardera sans doute pas à s'enflammer dans l'hypothèse de la réélection de Bush et plus encore de Kerry, si on en croit le discours de ce dernier, qui veut agir pour mettre un terme au régime baathiste syrien terroriste.
Le 3 octobre prochain, les 30 jours seront écoulés. Le Conseil de sécurité aura alors à décider de la suite à donner. C'est là que réside la clef de la nouvelle politique américaine au Proche et au Moyen-Orient. Si le gouvernement de George W. Bush ou de John Kerry décide d'aller plus loin dans les sanctions contre la Syrie, qui ne se retirera pas du Liban sans une action militaire contre elle, les Libanais pourraient alors commencer à préparer la véritable reconstruction nationale, basée sur une nouvelle entente interlibanaise et juste pour toutes les composantes de la société libanaise.
Si, par contre, la résolution 1559 du Conseil de sécurité reste sans suite, comme dans la plupart des cas pour ce qui est de cette région du monde, la jeunesse libanaise continuera alors à quémander les visas d'immigration et Washington aura encore une fois prouvé son hypocrisie envers la liberté des peuples opprimés. Ce qui est regrettable, c'est que le pays des droits de l'homme, la France, ait souscrit à cette mascarade!
Alain-Michel Ayache : Analyste politique et chercheur
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