Saturday, May 17, 2003

La nouvelle voix de l'Amérique

Le Soleil
Zoom, samedi, 17 mai 2003, p. D4

La nouvelle voix de l'Amérique
Mise sur pied et gérée depuis Washington,
Radio Sawa diffuse une propagande d'un genre inédit


Ayache, Alain-Michel

" Mesdames et messieurs bonjour. Voici notre bulletin d'information. Aujourd'hui, plusieurs manifestations ont été signalées dans de nombreux pays occidentaux et arabes contre la guerre en Irak. (...) Des dizaines de milliers de manifestants ont défilé dans les rues, lançant des slogans contre le président Bush. (...) "

A priori, tout porte à croire que cette nouvelle radiophonique, lue en langue arabe, est diffusée sur une des radios affiliées à la chaîne de télévision Al-Jazira, surnommée la " CNN arabe ". Or, il s'agit d'un bulletin de nouvelles diffusé par la radio récemment créée par Washington dans le cadre de son approche dite de " diplomatie publique " envers les pays arabes. Une radio dont les plus récentes études démontrent qu'elle s'est confortablement installée à la première place, parmi l'ensemble des radios moyen-orientales toutes catégories confondues.

Loin du " Good Morning Baghdad ! " que les cinéphiles pourraient associer au film sur la guerre du Viêtnam (Good Morning Vietnam !), le message de Radio Sawa (" ensemble ", en arabe) est en priorité destiné aux populations arabes et aux jeunes en particulier, à partir d'un studio de Washington et non du front. En fait, il s'agit de deux sortes de diffusion, l'une dirigée vers les pays arabes et l'autre spécialement conçue pour l'Irak avec un programme propre à ce pays.

Ce qui fait l'originalité de l'ingéniosité américaine, c'est que la propagande épouse l'objectivité journalistique. Ainsi trouve-t-on des correspondants aux quatre coins de la planète et notamment en... Irak ! D'ailleurs, les journalistes de Sawa sont tellement prisés par les responsables de tous les pays arabes qu'ils sont conviés en premier à toutes les conférences de presse officielles. Une première dans l'histoire de la propagande américaine.

Le concept de Sawa est révolutionnaire et original dans le traitement de l'information. Il ne s'agit pas de diffuser une pure propagande militaire ou politique destinée à faire peur à l'auditoire arabe, cible de cette radio, mais au contraire, son but est de gagner sa confiance pour que les auditeurs l'adoptent en tant que source principale d'information. Une information qui, souvent, est absente dans leurs pays et que les médias occidentaux et notamment américains tendent à présenter et analyser à travers un point de vue purement américain et occidental. Autre spécificité de Radio Sawa, c'est celle d'émettre en alternance des chansons en arabe et en anglais, 24 heures sur 24, sept jours par semaine, avec toutes les 15 minutes, un court bulletin de nouvelles en langue arabe. Sawa, c'est également la diffusion d'informations culturelles et autres sur les stars américaines en mettant surtout l'accent sur celles et ceux d'origine moyen-orientale. C'est aussi les derniers succès et hit-parades arabes et américains qui sont joués sur ses ondes, de quoi pousser les jeunes Arabes à rester collés à leur poste radio ou devant leurs ordinateurs, puisque Sawa utilise les moyens des technologies nouvelles pour transmettre ses messages (http://www.radio sawa.com).

Son mandat officiel : rejoindre les jeunes de ces pays, gagner leur confiance quant à sa mission et son objectivité et leur diffuser la culture américaine et les principes de liberté et de démocratie. Officieusement, Radio Sawa est un excellent outil de propagande américaine revue, corrigée et adaptée aux besoins des jeunes Arabes.

À l'assaut des jeunes Arabes

Alors que, dans le passé, la Voix de l'Amérique était le seul véhicule de " propagande " américaine en direction du reste du monde, la nécessité de changer la méthode de diffusion de l'information sur les États-Unis était devenue au fil des ans une priorité pour Washington, notamment après les événements du 11 septembre 2001. Consciente de l'importance que le Moyen-Orient revêt pour les intérêts américains, Washington allait repenser sa stratégie médiatique dès octobre 1999, quand l'Agence américaine d'information (USIA) fut dissoute pour faire partie du département d'État américain. À cette époque, une nouvelle politique étrangère américaine était née. Il s'agit d'une nouvelle vision des relations diplomatiques avec les autres pays du monde, mais également d'une nouvelle façon de faire la promotion des intérêts américains en usant du savoir-faire professionnel des gourous du marketing et des médias américains.

C'est ainsi que naquit l'idée de Radio Sawa. Norman Pattiz, expert largement reconnu en marketing et fondateur d'un des plus grands réseaux télévisés de sport et de divertissement au monde, Westwood One, en est à l'origine. Membre du conseil d'administration du Broadcasting Board of Governors (BBG) et ayant un intérêt particulier pour le Moyen-Orient, qu'il avait visité à plusieurs reprises, Pattiz proposa sa vision du service arabophone de la Voix de l'Amérique (Voice of America). Son idée était basée sur les résultats des études et des sondages effectués par Washington pour connaître le taux d'écoute des émissions arabes diffusées sur la Voix de l'Amérique. Pour diverses raisons, ces cotes d'écoute frôlaient le zéro absolu, à 2 %.

Norman Pattiz proposa alors l'utilisation de la bande FM, mais également des nouvelles technologies de l'information : Internet. Pour cela, il réussit à convaincre le Congrès américain de lui octroyer la bagatelle de 35 millions $ pour démarrer ce projet. Une partie de cet argent a été consacrée à de nombreuses recherches qui ont servi à étudier les marchés arabes et les besoins de leurs populations, dont les jeunes représentent 65 %.

" Au début, certains gouvernements arabes, dont l'Irak, essayaient de bloquer notre signal FM. Le gouvernement de l'Égypte a même refusé de nous donner des fréquences sur les bandes FM et AM ", explique Joan Mower, directrice des affaires publiques de Radio Sawa. Celle-ci ajoute : " Nous y avons remédié en installant des relais dans des pays limitrophes ; et puis, nous avions la possibilité d'utiliser les satellites ainsi que les technologies d'information. Nous l'avons fait afin de permettre aux jeunes de tous les pays arabes de nous rejoindre et de nous écouter. Des négociations avec un certain nombre de pays arabes eurent alors lieu pour l'installation de divers émetteurs et relais : AM, FM, Internet, audio-numérique par satellite et ondes courtes (...). Aujourd'hui, nous disposons de relais AM à Chypre, au Koweït, à Djibouti. Nous avons des émetteurs FM en Jordanie, au Qatar, Abu-Dhabi, Dubaï, Bahreïn, Koweït, Djibouti. Nous regardons en direction de l'Afrique du Nord pour étendre notre présence et nous pensons avoir bientôt des relais au Maroc pour la bande FM. Nous émettons également sur les trois principaux satellites qui desservent les pays arabes : Hot Bird, Eutelsat et Nilesat, Internet et ondes courtes. "

Un succès inestimable

Sawa commença à émettre le 23 mars 2002. Aujourd'hui, un an après sa mise en onde, elle est devenue la favorite des radios FM au Moyen-Orient. Son originalité réside dans le fait qu'en plus de la musique dernier cri, " Sawa n'hésite pas à traiter des sujets controversés, tels la drogue et les jeunes, les accidents de la route, le sida et les relations sexuelles pré-maritales ", explique Mme Mower, ce qui lui octroie un intérêt certain de la part des jeunes des pays arabes qui recherchent ce genre de sujets souvent considérés comme tabous dans leurs pays. Mower ajoute " qu'au fur et à mesure que l'audience grandissait, comme les études le prouvaient, de nouvelles émissions étaient ajoutées. Nous avons maintenant des entrevues avec des personnalités de premier ordre, américaines et arabes, mais également d'autres qui traitent du concept de la démocratie, des droits de la personne, des droits de la femme, du droit des sociétés civiles et de leurs rôles, du droit au vote. Nous avons également un programme nommé Ask the World Now (demande au monde maintenant), une émission dont le principe repose sur les questions des auditeurs et les réponses des officiels américains ". Bien entendu, les questions sont posées pour le moment par courriel, mais Mower espère que prochainement un ou plusieurs numéros sans frais seront mis à la disposition des auditeurs dans différents pays afin de permettre une meilleure interactivité avec le public.

Pour s'assurer du succès de Sawa et de sa survie, il fallait répondre aux attentes des jeunes Arabes en matière de divertissement pour les attirer et les fidéliser, mais également avoir la bonne personne aux commandes. Le choix s'est alors arrêté sur Mowafaq Harb, citoyen américain d'origine libanaise et ancien journaliste de la chaîne de télévision américaine ABC. Connaissant le monde arabe et musulman ainsi que la mentalité des jeunes, ce directeur chevronné d'à peine 36 ans forma rapidement une équipe dynamique et enthousiaste d'Américains d'origine arabe et libanaise, dont plusieurs femmes.

Se relayant 24 sur 24, sept jours sur sept, ils entretiennent les auditeurs en leur proposant les dernières nouveautés en matière de hit-parades américains et arabes, de quoi rendre jalouses l'ensemble des radios FM du Moyen-Orient. Quant à la politique, " nous n'en faisons point ", répond Mme Mower et d'ajouter : " Nous ne sommes pas liés au département d'État. Nous sommes indépendants et notre budget vient directement du Congrès. Nous faisons de la diplomatie publique et nous sommes presque identiques à la BBC de Londres en matière de financement, mais nous sommes la seule agence gouvernementale dirigée par des citoyens privés et non par des fonctionnaires du département d'État, ce qui nous privilégient énormément dans notre liberté de mouvement. Sawa émet ce que l'on pourrait qualifier de la politique américaine (American policy), mais elle est clairement identifiée à travers son mandat officiel, qui se résume à la diffusion d'informations et de nouvelles objectives ".

La guerre en Irak

" La création de Sawa est principalement pour contrer toute désinformation, distorsion de la nouvelle quelle qu'elle soit, de même que la propagande, en offrant une information objective et mise à jour à la minute près ", explique M. Dan Nassif, directeur de la rédaction de Sawa. Il précise : " Nous suivons minute par minute l'information sur l'Irak afin de présenter à nos auditeurs les dernières nouvelles en provenance du front. (...) Nous y rapportons uniquement les faits. Nous ne faisons point de commentaires. Cependant, nous présentons des entrevues et des points de vue d'Irakiens et d'Américains d'origine irakienne résidant aux États-Unis et ailleurs dans le monde, mais aussi de l'administration américaine, laissant ainsi aux auditeurs le soin d'analyser et d'interpréter l'information reçue comme ils l'entendent. " Par ailleurs, Mme Mower précise que dans les mois à venir, Radio Sawa ouvrira son premier studio outre-mers à Dubaï, ce qui représentera un nouveau pont vers ces jeunes. De plus, voyant la réussite de Sawa, Washington se tourne maintenant vers l'Iran pour offrir une Sawa perse qui, espère-t-on, aura les mêmes résultats que ceux obtenus dans le monde arabe.

Monday, May 5, 2003

La déroute des Arabes

Le Soleil
Éditorial, lundi, 5 mai 2003, p. A14

Carrefour des lecteurs

La déroute des Arabes

Alain-Michel Ayache

Invasion, occupation ou simplement libération ? Ce sont ces termes qui animent aujourd'hui les conversations de la rue arabe, mais aussi canadienne et québécoise. Des mots qui soulèvent la colère des uns et la satisfaction des autres, dépendamment de l'appartenance de chacun.

Les émotions sont partagées entre la satisfaction des Irakiens et la colère de la rue arabe. En effet, d'un côté nous avons assisté à une euphorie irakienne après la libération dans les rues de Bagdad et de l'autre à une désolante réalité et à un choc d'incompréhension qui plonge le restant de cette rue arabe dans le désarroi. Comment oublier les nombreuses manifestations, de l'Afrique noire jusqu'aux pays du Golfe, alliés des États-Unis, en passant par les territoires palestiniens, contre cette " Amérique impérialiste et envahissante " ? Ces bains de foule des portraits de Saddam portés sur les épaules et les effigies de George Bush et de Tony Blair finissant sur le bûché ? Les réponses se trouvent sans doute dans une relecture historique et sociologique du peuple de l'Irak.

Relire l'histoire

Cette relecture historique et sociologique, il faut aller la chercher, notamment, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand la Grande - retagne contrôlait l'ensemble du territoire irakien et imposait la loi de Sa Majesté. À cette époque, les Britanniques étaient rentrés pour " libérer les peuples de cette région du joug de l'occupant Ottoman ". Or, il ne fallut pas longtemps aux Irakiens et tout particulièrement aux peuplades chiites de l'Irak pour se soulever contre les " nouveaux occupants " qui se sont occupés plus de libérer le pétrole que du bien-être des autochtones. Or, le scénario américain ressemble étrangement à celui des Britanniques en 1945 et surtout au message initial, celui " d'apporter la liberté et le bien-être aux peuples de l'Irak ".

Aujourd'hui, la population irakienne vit une situation très précaire où l'insécurité règne toujours et où les nécessités quotidiennes sont loin d'être assurées, alors que l'armée américaine occupe l'ensemble du territoire irakien, et que l'intérêt qui paraît prendre la tête de la liste des préoccupations de l'administration Bush se résume à la sécurisation des puits de pétrole. En témoigne le mandat exclusif octroyé par l'administration Bush à deux des trois compagnies américaines, qui sont les seules au monde à pouvoir éteindre les puits en feu, et dont le mandat paraît aller au-delà de l'extinction des feux pour comprendre l'exploitation desdits puits.

Ce que les intellectuels arabes reprochent à l'administration américaine, c'est de n'avoir pas relu l'histoire du nationalisme irakien et notamment celle des mouvements chiites face à la présence britannique de l'époque qui s'étaient traduits par la montée de nouveaux courants hostiles à la présence occidentale. Cela a eu pour résultat la naissance de mouvements d'indépendance. Ces actions ont fini par mener Saddam au pouvoir après une période d'instabilité et de coups d'État.

Chercher à Comprendre

Quant à la surprise des populations arabes dans la région face à la chute de Bagdad, elle s'ajoute à l'incompréhension des régimes arabes du sentiment de la rue irakienne face à la nature du régime de Saddam Hussein. En effet, les régimes arabes n'ont pas voulu admettre l'existence, ni voir la vérité du régime sanguinaire du dictateur déchu durant des années. Au lieu de le dénoncer, ils ont fermé l'oeil, croyant que Bagdad se positionnait avec Damas, pourtant frère ennemi, face au sionisme au Moyen-Orient.

Ainsi, du " Machrek " au Maghreb en passant par les territoires palestiniens, la rue arabe avait vibré pour des semaines au rythme des slogans antiaméricain et anti-israélien, de telle sorte que leurs gouvernements étaient obligés de les suivre dans leur support à Saddam Hussein de peur de se voir devenir leur cible et accusés d'être vendus à l'Oncle Sam. Or, la chute de Bagdad et le refus des Irakiens de se battre contre " l'envahisseur infidèle " a complètement choqué ces peuplades pour qui Saddam avait fini par représenter une sorte de héros arabe, un Saladin des temps modernes, contre l'Occident " mécréant " et le sionisme !

Aujourd'hui, après la chute de Bagdad aux mains des marines, les Arabes du Canada cherchent toujours à comprendre ce qui s'est passé, de même que des explications à " une libération imposée ". Ils se veulent pourtant démocrates et ouverts à la critique, mais ils ne peuvent que dénoncer ce qu'ils qualifient " d'impérialisme américain " et d'" anti-islamisme ".