Thursday, December 22, 2005

L'assassinat de Gebran Tuéni

Le Soleil
Opinions, jeudi, 22 décembre 2005, p. A17

Analyse

Assassinat de Gebran Tuéni
Le Liban, encore une fois monnaie d'échange

Alain-Michel Ayache

Rien ne va plus au Proche et Moyen-Orient ! Le président américain George Bush a beau dire que la situation s'améliore avec les dernières élections irakiennes, la réalité prouve chaque jour qu'il est loin d'avoir gagné la partie et pour cause : l'absence d'un plan cohérent pour le maintien de la stabilité dans cette région du monde.

Dernière déstabilisation de taille, l'assassinat du parlementaire et patron du plus grand quotidien indépendant au Proche et Moyen-Orient, An-Nahar, Gebran Tuéni. Cet homme dont la plume avait l'effet d'une épée tranchante était l'un des principaux leaders charismatiques qui ont largement contribué au mouvement du 14 mars 2005 qui a mené à la sortie humiliante des troupes d'occupation damascènes du Liban.

Assad menace de déstabiliser le Moyen-Orient

Cet assassinat sauvage qui a eu raison de Tuéni survient au lendemain des déclarations fracassantes du président syrien Bachar al-Assad sur la chaîne de télévision russe. Assad avait menacé de déstabiliser le Moyen-Orient si la Syrie était acculée au mur des accusations du rapport Mehlis, l'envoyé des Nations unies pour enquêter sur l'assassinat de l'ex-premier ministre libanais Rafic Hariri le 14 février passé.

Or, la veille de l'assassinat de Tuéni, Detliv Mehlis remettait son second rapport au Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, dans lequel il soulignait la non-coopération des autorités syriennes avec l'enquête. Il déposait par ailleurs sa démission de cette enquête pour des raisons officielles de fin de mandat, alors que dans les cercles diplomatiques on parle de raisons de sécurité. D'ailleurs, aucun autre juge ne semble avoir accepté cette charge. En effet, il semblerait que la vie de Mehlis soit en danger au Liban et dans la région avec la série d'assassinats récents. Une démission qui pourrait signer la fin des poursuites contre la Syrie d'une manière efficace et ce pour les raisons suivantes :

Premièrement, Mehlis a souligné dans son rapport que tous les documents secrets concernant les activités illicites des services secrets syriens au Liban auraient été brûlés par les autorités syriennes dans une action pour effacer tout lien de crime liant les personnalités haut placées du régime au meurtre de Hariri.

Deuxièmement - et c'est là le noeud principal du problème et qui mine la crédibilité aussi bien du président américain que des Européens - la Russie et la Chine, à qui l'Algérie s'est jointe, ont dénoncé la politique de pressions américaines sur la Syrie. Il semblerait même que la Chine et la Russie auraient menacé de veto toute résolution contre Damas. Ce n'est pas alors étonnant de voir que la dernière résolution 1644 du Conseil de sécurité de l'ONU qui fait suite au second rapport de Mehlis, est moins coercitive vis-à-vis de Damas que ne l'espéraient les dirigeants libanais. Cette résolution ne nomme même pas officiellement la Syrie et ne la met pas directement en cause dans l'assassinat de l'ex-premier ministre libanais, Hariri, bien que le second rapport de Mehlis note que tous les fils pointent vers de hauts responsables syriens.

L'administration bush n'a pas besoin d'un front à l'est de l'Irak

La raison de ce langage diplomatiquement qualifié de doux, est que dans l'état actuel de la région et de la situation instable en Irak, l'administration Bush n'a pas besoin d'un nouveau front à l'ouest de l'Irak, en l'occurrence la Syrie. En effet, dans l'absence de toute solution viable et sérieuse au régime actuel des Assad en Syrie, Washington préfère le maintenir à la tête de son pays tout en l'affaiblissant. Ce faisant, l'administration américaine évitera que les Frères musulmans ne prennent le contrôle de la Syrie, ce qui garantira encore moins la sécurité à la frontière est avec l'Irak et ouest avec le Liban.

Or, maintenir Assad au régime en Syrie, c'est surtout maintenir les principaux accusés des assassinats contre Hariri et Tuéni, à savoir, Assef Chawkat, le beau-frère du président syrien et Maher al-Assad, frère de l'actuel président. Une décision, qui, si approuvée par Washington, signifierait une nouvelle série d'attentats et d'assassinats d'hommes politiques et de journalistes libanais qui ont osé défié le régime de Damas, de sorte qu'après l'assassinat du dernier "indésirable" sur la liste des meurtriers syriens, la politique interne libanaise devient sujette à des luttes fratricides entre communautés, rappelant le spectre d'une nouvelle guerre civile... qui, dans la logique damascène, garantira une nouvelle entrée fracassante de ses troupes d'occupation pour encore une fois "officiellement" maintenir la stabilité et la paix au Liban.

Toutefois, si cela se concrétise, cette nouvelle entrée serait l'équivalent de l'arrivée d'un nouveau Pol Pot, et le Liban perdra définitivement sa raison d'être et son indépendance. Or, déjà, les principales forces chiites au Liban, le Hezbollah et le Parti Amal boycottent le gouvernement libanais et s'opposent à toute résolution antisyrienne. Deux partis qui sont les seuls à encore disposer de tous leurs arsenaux militaires !

Alain-Michel Ayache

Chercheur associé à la Chaire Raoul Dandurand de l'UQAM, analyste du Proche et du Moyen-Orient

Wednesday, November 16, 2005

L'appel au génocide du président iranien et le silence complice de l'Islam

Le Soleil
Opinions, mercredi, 16 novembre 2005, p. A19

Commentaire

L'appel au génocide du président iranien et le silence complice de l'Islam

Ayache, Alain-Michel
Chercheur associé à la Chaire Raoul Dandurand de l'UQAM et analyste du Proche et du Moyen-Orient

Étonnant ! C'est le moins que l'on puisse dire des récentes déclarations fracassantes du président iranien à propos d'Israël. Ahurissante voire révoltante, la réaction quasi inexistante du monde musulman et notamment arabe vis-à-vis de cet appel haineux ! Pourquoi maintenant, que cherche l'Iran de Mahmoud Ahmadinejad dans le contexte mondial actuel ? Serait-ce une stratégie de défense contre les pressions américaines cherchant à limiter les capacités nucléaires de Téhéran ?

Il est inconcevable de nos jours que l'on passe sous silence un tel appel à la haine raciale et au génocide envers l'État d'Israël. Comment l'Islam d'aujourd'hui, religion de "paix" comme le clament haut et fort ses dignitaires et ses adeptes, accepte-t-il ou même tolère-t-il un tel appel au nettoyage ethnique en "effaçant Israël de la carte du monde" ? Est-ce l'image que l'Islam veut se donner aujourd'hui ?

Loin d'être un parti pris pour les uns ou pour les autres, un tel appel ne peut que miner les chances d'une paix durable dans cette région du monde, le Proche et le Moyen-Orient. Alors que les deux principaux belligérants croient avoir finalement trouvé une base d'un renouveau dans le respect et l'acceptation des droits des uns et des autres, voilà que les grands perdants d'une politique de paix tentent d'ébranler les assises d'une solution humaine à cette problématique devenue mondiale depuis le 11 septembre 2001.

Pourquoi laisser le terrain aux intégristes pour miner la paix, alors que l'ensemble des deux populations concernées sont à la recherche d'une stabilité pour leur quotidien ? Pourquoi l'Islam ne met-il pas fin à son "Inquisition" et ne montre-t-il pas un autre visage, plus tolérant et plus ouvert, à l'instar des discours occasionnels de ses dirigeants ou à l'occasion de discours politiques spécifiques destinés à calmer les peurs de l'Occident ?

Condamner un génocide, même s'il s'agit de celui de son "ennemi", n'est pas une erreur stratégique, mais une vertu. Garder le silence sur ce genre de déclaration, c'est être complice et encourager la rue musulmane à épouser davantage le discours radical vis-à-vis de non seulement d'Israël, mais également à la longue, de l'Occident, considéré comme protecteur de l'État hébreu.

Ce ne sont pas les quelques voix musulmanes qui se sont levées contre cet appel iranien ou les quelques personnalités arabes pro-occidentales qui feront la différence, car elles ne sont pas véritablement représentatives du monde arabe et musulman. Se démarquer du discours du président iranien, c'est le condamner, voire inciter les gens à la non-violence. Et l'on ne parle pas ici des droits des Palestiniens ! En effet, s'il y a des personnes qui devraient se rebeller contre Israël, ce sont, en principe, les Palestiniens qui, selon eux, veulent récupérer leur terre. Or, ces même Palestiniens reconnaissent désormais le droit d'Israël à exister et sont prêts - du moins selon les discours du président de l'Autorité palestinienne - à fonder un État voisin de celui de l'État d'Israël et de vivre en paix, une fois que les questions restantes - et qui sont importantes tant pour les Israéliens que pour les Palestiniens, notamment le statut de Jérusalem - seront résolues d'un commun accord, parrainé ou pas par l'Occident.

Toutefois, si l'on part du principe que l'Islam dépasse les frontières et transcende les peuples qui le composent, alors on se trouve devant une question majeure : que veut l'Islam ? Cherche-t-il la paix entre tous les peuples et donc également entre juifs et musulmans ou confirme-t-il la vision "ben-ladiste" voire aussi "sadamiste" de la revanche de "Saladin", version d'aujourd'hui ? N'est-ce pas un appel au réveil des Musulmans que représente cette haine du président iranien vis-à-vis des "Gens du Livre" ?

L'Islam a la chance aujourd'hui de montrer un visage humaniste et anti-terroriste, car si tous les Musulmans ne sont pas terroristes, tous les terroristes sont musulmans dans l'imaginaire de l'Occident. En effet, condamner ouvertement par les grandes instances islamiques le discours du Président iranien appelant à effacer l'État d'Israël de la carte, représente un précédent sur le chemin de la réconciliation entre ces deux grandes religions et porteur d'une solution de paix à long terme dans la région du Proche et du Moyen-Orient.

Passer sous silence ou avec des condamnations timides cet appel au génocide, ne fait que généraliser une image néfaste de l'Islam en Occident, à un moment crucial où les musulmans cherchent à la changer postattentats terroristes du 11 septembre. Ainsi, il est plus que jamais important que les hautes instances islamiques au Québec, au Canada et partout dans le monde condamnent ouvertement un tel appel, se séparant finalement et formellement du discours intégriste et réducteur des vérités humaines. Ce faisant, elles démontreront que l'Islam est après tout une religion capable d'accepter l'Autre dans sa différence sur une base égale et loin de tout prosélytisme moyenâgeux.


Friday, November 4, 2005

Un cri haineux

La Presse
Forum, vendredi, 4 novembre 2005, p. A18

Cyberpresse.ca

Un cri haineux

L'appel du président iranien visant à effacer Israël de la carte du monde doit être condamné. Voilà ce qu'écrit en substance Alain-Michel Ayache, spécialiste du Proche et du Moyen-Orient et chercheur associé à la chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM dans un texte intégral publié aujourd'hui sur Cyberpresse.ca/opinions.

M. Ayache conclut: " Passer sous silence ou avec des condamnations timides cet appel au génocide ne fait que généraliser une image néfaste de l'Islam en Occident, à un moment crucial où les Musulmans cherchent à changer leur image à la suite des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Ainsi, il est plus que jamais important que les hautes instances islamiques au Québec, au Canada et partout dans le monde condamnent ouvertement un tel appel et se séparent finalement et formellement de tels discours intégristes et réducteurs. "


Saturday, October 22, 2005

Rapport de l'enquêteur de l'ONU Detlev Mehlis...

Le Soleil
Opinions, samedi, 22 octobre 2005, p. A31

Analyse

Alain-Michel Ayache

Rapport de l'enquêteur de l'ONU Detlev Mehlis
sur l'assassinat de Rafic Hariri

Accablant pour la Syrie !

Accablant ! C'est le moins qui puisse être dit au sujet du rapport de l'envoyé spécial de l'ONU, l'Allemand Detlev Mehlis, chargé de mener l'enquête sur l'assassinat de l'ancien premier ministre libanais Rafic Hariri.

Accablant notamment pour la Syrie et pour l'entourage du président syrien Bachar Assad, qui, selon les témoignages d'anciens ministres du cabinet de Hariri et du leader druze Walid Joumblatt, a directement sommé Hariri de "voter la prolongation du mandat du président actuel Émile Lahoud, sinon je (le président syrien) détruirai le Liban sur ta tête et aucun membre de ta famille ne sera sauf partout où il se trouvera au monde". Toutefois, bien que le rapport indique que tous ceux cités sont "innocents jusqu'à la preuve du contraire par l'appareil judiciaire libanais" et que les quatre généraux libanais arrêtés par l'autorité libanaise aient une implication certaine avec "des sources syriennes", il n'en demeure pas moins que le gros des accusations sous-entendues dans ce rapport visent en premier et avant tout le président syrien lui-même et son entourage direct.

Par ailleurs, des sources diplomatiques européennes indiquent que le beau-frère du président syrien, Assef Chawkat, commandant du service d'intelligence militaire de la Syrie, serait le véritable commanditaire du crime.

Vers des pressions internationales

Cette grave citation dans le rapport de l'enquêteur onusien ouvre largement la porte à Washington pour exercer une nouvelle série de pressions sur la Syrie et notamment sur le front irakien.

En effet, si le rapport de Mehlis n'accuse pas nommément des personnalités syriennes, c'est plus dans l'optique de laisser une manoeuvre diplomatique pour Washington en accord avec Paris et la bénédiction de l'ONU, pour pousser Bachar Al-Assad à mettre un terme non seulement à l'appui de l'ancienne garde de son père, véritable responsable de l'appui logistique aux insurgés irakiens, mais également à son ingérence au Liban à travers son soutien au Hezbollah et aux camps palestiniens surarmés.

Pour éviter le pire

Cette dernière chance offerte à Bachar Al-Assad vient plus dans la perspective de ne pas déstabiliser son régime afin d'éviter que les islamistes ne prennent le dessus et que la Syrie ne ressemble à l'Irak d'aujourd'hui, surtout dans l'absence d'une alternative sérieuse au régime actuel. D'ailleurs, il ne serait pas étonnant que, dans les jours à venir, une purge s'opère - ou des "suicides" d'officiels - au sein du parti Baath en Syrie au pouvoir, où l'on verrait des têtes tomber, sous l'accusation notamment d'avoir participé à l'assassinat de Hariri.

Le rapport est également accablant pour le président libanais Émile Lahoud, qui, même s'il n'y a aucune indication de sa participation de près ou de loin à la préparation de l'attentat, est la cause principale pour ce crime.

En effet, sans l'altercation entre le président syrien et feu Hariri au sujet du renouvellement de son mandat pour trois années supplémentaires, l'attentat n'aurait pas eu lieu. De même, l'un des quatre généraux arrêtés n'est autre que le commandant en chef de sa Garde républicaine, Mustapha Hamdan, qu'il a lui-même nommé à ce poste, sans parler des résultats de l'enquête de Mehlis qui soulignent clairement des échanges téléphoniques entre les cellulaires utilisés pour ce crime et celui de Hamdan et des trois autres généraux aux arrêts.

Pas étonnant alors de voir dans les prochains jours une campagne anti-présidentielle dans les journaux libanais et le Parlement pour destituer le président. Cela sera une première dans l'histoire du Liban où un président est destitué avant la fin de son mandat.

Quoi qu'il en soit, il est évident que les jours à venir verront des développements très importants dans la région. Car, plus que jamais, Damas est officiellement et internationalement mise au banc des accusés. Reste à savoir si la communauté internationale condamnera le président syrien ou ses proches et la réaction de ces derniers. Ce qui est clair, c'est qu'Assad doit maintenant s'assurer de contrôler son pays et notamment son parti pour éviter que le Parti n'implose en premier, enflammant par ce fait la Syrie avant de pouvoir répondre aux exigences de la communauté internationale. La sécurisation des frontières avec l'Irak et l'implantation totale de la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations Unies pourraient devenir la première réponse positive du président syrien à ces pressions, notamment américaine, et le début de la fin du règne du Hezbollah au Liban.

Alain-Michel Ayache

Chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM. Spécialiste du Proche et du Moyen-Orient

Saturday, September 17, 2005

L'Irak de Zarkaoui: Une libanisation tous azimuts

Le Soleil
Opinions, samedi, 17 septembre 2005, p. A29

Analyse

L'Irak de Zarkaoui : Une libanisation tous azimuts

Alain-Michel Ayache

De pis en pis. L'Irak semble se diriger droit vers une libanisation et un redesign de sa composante tant géographique que communautaire.

En effet, depuis la guerre de libération des Irakiens lancée par Washington ou la révolution du Cèdre, au Liban, qui a mené au renvoi les troupes d'occupation syriennes, les populations des pays de la région vivent, pour la première fois depuis Sykes-Picot, un avenir incertain quant à une paix redéfinie dans leurs frontières actuelles sur des critères essentiellement américains.

L'avenir incertain !

Ainsi, l'avenir de l'Irak demeure sombre quant à la possibilité de voir naître la démocratie souhaitée par les États-Unis et représentative de l'ensemble de la population. Cela est d'autant plus difficile que les tenants du pouvoir d'hier se voient réduits du jour au lendemain à la catégorie inférieure qu'occupaient les chiites, alors que les Kurdes maintiennent leur combat pour la création d'une entité kurde à part entière. Ils sont les plus farouches adversaires de la constitution d'un projet fédéral en Irak.

Certes, le pétrole est important pour les uns comme pour les autres ; il devient de facto un élément clef de négociation pour un partage équitable. Cependant, coincés dans leurs régions du centre et de l'ouest de l'Irak, les sunnites sont les grands perdants d'une telle répartition. Car, ils seraient à la merci d'ententes politiques avec les chiites et les Kurdes, ce qui les rendrait fragiles dans toutes négociations futures. Ils tentent donc de chambarder cette donne pour s'imposer de nouveau comme interlocuteurs incontournables de l'Occident, des Américains en particulier, question de retrouver leur prestige d'antan. La question ne se limite pas au pétrole, mais sur la façon dont le pouvoir sera exercé.

Présence américaine problématique

Par ailleurs, la présence américaine en Irak et le rôle de cette force, après la naissance de la Constitution, représentent actuellement le noeud du problème, tant pour les Irakiens que pour l'Occident en général. En effet, pour les Irakiens, qu'ils soient chiites ou kurdes, les forces américaines devraient se retirer au profit de leurs forces après avoir consolidé leurs assises sur les territoires qu'elles contrôlent. Or, les sunnites n'accepteront jamais une tutelle américaine continue ni encore moins chiite ou kurde. Les quelques sunnites qui se sont joints aux forces armées irakiennes tentent tant bien que mal de survivre par devoir, nostalgiques de leur passé glorieux. C'est là qu'intervient Zarkaoui pour tenter de chambarder la donne américaine, ce qui n'est pas pour déplaire à de nombreux sunnites "modérés".

Les derniers attentats contre la population chiite et la déclaration de "guerre ouverte" de Zarkaoui contre elle s'inscrivent dans la logique sunnite et laisse présager un avenir des plus sombres pour l'Irak : la coalition actuelle pourrait s'effriter au profit de nouvelles entités confirmées, telle une kurde dans le Nord et une chiite dans le Sud. Selon une telle hypothèse, le triangle sunnite, laissé à lui-même au centre et à l'ouest de l'Irak risque de passer à l'offensive pour avoir accès aux richesses pétrolières ou de succomber à l'occupation américaine. Dans ce dernier scénario, il n'est point impossible d'assister à la libanisation de l'Irak, le point de non retour pouvant bien être le référendum attendu sur la Constitution en octobre prochain.

La Syrie : la carte de Bush contre Zarkaoui

Les inondations qui ont dévasté La Nouvelle-Orléans ont obligé l'administration de George W. Bush à maintenir l'ordre sur le territoire même des États-Unis par une présence militaire accrue, ce qui n'est pas sans compliquer les choses. Comment en effet se maintenir en Irak sans perdre la face tout en répondant aux besoins que commandent la situation intérieure ? Tel est le dilemme actuel du président !

La réponse la plus logique vient alors d'un recalcul "savant" des priorités de l'Administration en matière de politique étrangère et surtout en matière de défense. Une de ses solutions "miracles" serait Damas, mais cela peut présenter quelques inconvénients.

En effet, victime de sa propre politique hégémonique, Damas se retrouve isolée de ses alliés occidentaux d'hier et forcé de collaborer avec Washington pour arrêter le flot de terroristes islamistes qui se livrent à des attaques en Irak à partir de son territoire.

La crise interne que cette situation provoque est telle que le président syrien, Bachar Al-Assad, tente de mettre un terme à la mainmise de la vieille garde du régime de son père, feu Hafez Al-Assad, en assignant à domicile les grands patrons de son service secret. Les observateurs occidentaux les tiennent responsables des multiples massacres perpétrés contre les Libanais mais surtout de l'assassinat du premier ministre Rafiq Hariri.

À cette lourde et dangereuse mission, Bachar fait face à une triple tentative de coup d'État et se bat agressivement sur quatre fronts.

- Le premier, lancé par les anciens, ces membres du parti Baas au pouvoir : jadis sbires fidèles de son père, ils l'accusent aujourd'hui de mollesse dans le dossier libanais et lui reprochent le retrait humiliant de ses troupes du Liban.

- Le second, celui des Frères musulmans, ce groupe intégriste dont son père avait écrasé la rébellion, au début des années 80, en utilisant l'aviation contre ses propres citoyens : il revient aujourd'hui à la charge. Les affrontement reprennent de plus belle contre ces "Jund el-cham" (Soldats du Nord - par allusion au site de la Qa'aba, la pierre sacrée de l'Islam en Arabie Saoudite).

- Le troisième représente une volonté de plus en plus affichée et des combats, circonscrits pour l'instant, de groupements kurdes indépendantistes, encouragés par les Kurdes d'Irak, réclamant leur autonomie et plus de pouvoirs dans leurs régions.

- Enfin, quatrième front, la composante la plus pacifiste, les associations de défense des droits de la personne qui, de plus en plus, s'activent et accusent ouvertement Damas de violations de ces droits. Elles font actuellement l'objet de menaces afin qu'elles se calment.

La carte syrienne de Washington

Ainsi, rien ne va plus à Damas en attendant de voir ce que Washington recherche. En effet, il semblerait que l'Administration américaine soit en train de faire miroiter une entente en coulisse avec Damas en échange de l'évincement de l'ancienne garde - au profit d'une autre jeune et ouverte aux propositions américaines - , mais également de la fermeture hermétique de ses frontières avec l'Irak.

Car, si on veut mettre un terme au régime actuel en Syrie, il faudra trouver une alternative de taille sans trop chambarder l'équilibre interne pour éviter une libanisation de la Syrie ni en perdre le contrôle. Ce qui pourrait aboutir à l'ouverture d'un nouveau front pour les Américains ! D'où la volonté de Washington d'utiliser à son profit le rapport de l'enquête sur l'assassinat du premier ministre libanais Hariri, menée par le représentant de l'ONU, l'Allemand Detlev Mehlis : les résultats à venir de son enquête pourront représenter le coup de grâce espéré par Washington pour mettre un terme au passage des islamistes de la Syrie vers l'Irak. Toutefois, dans l'hypothèse où un accord tacite sur le terrorisme survenait avec Damas, et cela, avant la parution dudit rapport, les accusations pourraient se limiter à des acteurs de second rang.

Dans l'immédiat, l'Irak reste l'otage d'un déchirement interne, masqué malgré lui par une volonté américaine de maintenir une cohésion de plus en plus illusoire.

Alain-Michel Ayache

Chercheur associé à la Chaire Raould- Dandurand de l'UQAM, spécialiste du Proche et Moyen-Orient

Thursday, June 23, 2005

Un lieu d'apprentissage d'une nouvelle démocratie...

Le Soleil
Opinions, jeudi, 23 juin 2005, p. A19

Analyse

Fin des législatives au Liban:
"Un lieu d'apprentissage d'une nouvelle démocratie
en gestation loin de la tutelle syrienne"


Ayache, Alain-Michel

Bien que le suspense ait duré jusqu'à une heure tardive de l'après midi, le résultat de la dernière série des législatives libanaises qui a eu lieu le dimanche 19 juin n'a pas dérogé aux pronostics. C'est le camp Hariri fils qui l'emporte haut la main, évinçant pour la première fois de l'histoire du Nord Liban les familles traditionnellement au pouvoir depuis des générations.

Cette grande victoire du courant de Hariri "Al-Moustakbal" (Futur) lui permet ainsi de remporter les législatives avec 72 sièges sur les 128 que compte l'Assemblée nationale libanaise. Ce sera lui désormais qui décidera de l'avenir du gouvernement car il lui revient la charge de nommer le prochain chef du cabinet, lequel est traditionnellement sunnite. En serait-il le candidat ? Les prochains jours seront déterminants pour y répondre.

Le nouveau paysage politique libanais

Désormais, le paysage politique libanais ressemble à un grand camembert divisé en cinq morceaux : Beyrouth et le Nord pour le bloc Hariri, le mont Liban du Nord et une partie de la Békaa au général Aoun, le mont Liban du Sud au leader druze Walid Joumblatt et le Sud et l'autre partie de la Békaa au Hezbollah et au parti Amal. Ce démembrement de la carte politique libanaise est le résultat de la "loi 2000" qui a fait que la division des circonscriptions électorales ait été sujette au vote de la masse musulmane, seule déterminante de l'accession au pouvoir des candidats.

Ainsi, à part le mont Liban Nord à majorité absolue chrétienne, nous avons vu tomber les têtes chrétiennes et musulmanes traditionnellement au pouvoir politique dans leurs régions, notamment dans le Nord, comme l'ex-ministre de la Santé et de l'Intérieur, le chrétien Souleiman Frangié, et le candidat sunnite de la famille Karamé, tous deux fidèles alliés de Damas au profit d'autres candidats, des célèbres inconnus ou des députés de l'opposition d'hier qui s'étaient dernièrement alliés à Hariri.

Le "Tsunami Haririen" et les alliances contre nature

Ce "tsunami haririen", comme l'ont surnommé les perdants, a eu un effet dévastateur, notamment sur les régions chrétiennes du Nord. En effet, après que 85 % de la population de ces régions se fut prononcée pour Frangié et pour le général Aoun, en alliance stratégique, craignant un Hariri arrogant et une tutelle musulmane sur leurs régions, l'appel de Saadeddine Hariri est venu contrer ce vote populaire chrétien par un autre musulman des autres régions, mais appartenant à la même circonscription électorale selon la loi en vigueur. Cela s'est traduit par des multiples discours haineux et confessionnels de la part des sunnites intégristes que Hariri a réussi à mobiliser à la dernière minute pour venir à bout de la liste de Aoun et de Frangié, lesquels, pourtant, affichaient une avancée sans précédent.

Ainsi le résultat de l'appel de Hariri, mais aussi des 35 millions de dollars que ses adversaires l'accusent d'avoir déboursés ces trois derniers jours - preuves à l'appui devant les caméras de télévision - eurent l'effet d'un bulldozer qui a rasé l'électorat chrétien du Nord, mais isolé également le général Aoun dans un labyrinthe de discours confessionnels dont il fut l'accusé à tort et duquel il n'eut pu s'échapper, son arrogance militaire et son caractère minant toutes démarches. C'est ainsi que les médias notamment américains et ceux de ses adversaires politiques s'étaient attelés à lui coller l'étiquette de prosyrien alors qu'en réalité tous les partis s'étaient alliés à des prosyriens y compris ceux-là même qui se disent aujourd'hui des opposants.

D'ailleurs, ce qui est étrange, c'est la nature même de cette campagne électorale qui a rassemblé des opposants d'hier avec des fidèles du régime prosyrien d'un côté et de l'autre des alliés du régime prosyrien aux opposants à l'hégémonie syrienne. C'est ainsi que les élections se sont soldées par l'apparition sur la scène politique libanaise d'alliances parfois contre nature !

Cinq figures emblématiques représentent le nouveau paysage politique

Or le paysage politique d'aujourd'hui met de l'avant cinq figures emblématiques de la politique libanaise : Saadeddine Hariri (sunnite), Nabih Berri (chiite), Sayyed Hassan Nasrallah (chiite - Hezbollah), Walid Joumblatt (druze) et Michel Aoun (chrétien maronite). Ce sont eux les véritables vainqueurs de ces élections et ce sont eux qui vont déterminer la nouvelle orientation politique du Liban et son avenir. Les autres leaders chrétiens traditionnels ont vu leur crédit s'effondrer dans leurs régions au profit du général Aoun et de son charisme antisyrien et son incorruptibilité aux yeux des masses. Les sunnites et notamment les sunnites intégristes des frères musulmans ont opté eux pour le fils du premier ministre assassiné, en mémoire à son père et pour punir les prosyriens, notamment au Nord, dont la famille Karamé portait traditionnellement ce chapeau prosyrien. Seuls les chiites et les druzes ont maintenu leur leadership traditionnel et en évinçant les autres candidats plus modérés, notamment la famille Arslan chez les druzes et les autres familles traditionnelles chiites du Sud.

Le grand défi : la cohésion

Or, si les élections ont vu la naissance d'alliances contre nature, le grand défi serait pour les élus de les maintenir à l'hémicycle et notamment lorsqu'il s'agit de voter sur des dossiers-clés pour la sécurité nationale, la coopération internationale contre le terrorisme ou même sur le désarmement controversé du Hezbollah.

En effet, la première action que les élus majoritaires et notamment Joumblatt chercheraient à faire, ce serait celle de mettre un terme au mandat de l'actuel président de la république, ce qui marquerait le premier test pour cette majorité absolue bien que fragilisée par le fait de ces alliances contre nature. Si ce vote passe, un autre le suivra, celui de la libération du chef de la milice chrétienne des Forces libanaises emprisonné depuis 12 ans et dont le parti et l'épouse s'étaient alliés à la machine Hariri pour remporter des sièges dans l'espoir de le faire sortir de son enfer.

Quant au dernier test, le défi ultime pour cette majorité absolue fragilisée, ce sera le vote sur le désarmement du Hezbollah et l'application intégrale de la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce sera en fait le véritable défi à la machine du nouveau Parlement et du prochain cabinet. Car d'un côté toute l'opposition chrétienne d'hier demandait cela avant le retrait syrien et l'assassinat de Hariri alors que la plupart des musulmans étaient réticents à s'y prononcer.

Certes, l'ex-premier ministre assassiné avait commencé, quelques semaines avant son assassinat, à lever le ton contre les exactions du Hezbollah contre l'État hébreu pour éviter de mettre en danger l'économie du Liban qu'il cherchait à consolider. Or, aujourd'hui, le Hezbollah bénéficie de 14 sièges à l'hémicycle et est considéré avec le parti Amal et ses 15 sièges comme les seuls "purs" des prosyriens, puisque aucun des leurs ne peut se targuer d'être de l'opposition antisyrienne.

Ce qui complique encore la donne libanaise, c'est le fait qu'à part le général Michel Aoun et dans certains cas le druze Walid Joumblatt, Hariri, Nasrallah et Berri représentent des intérêts aussi bien libanais que régionaux : le premier (Hariri) saoudien, le deuxième (Nasrallah) iranien et le troisième (Berri) syrien. Ainsi, lorsque le temps de voter sur des sujets sensibles viendra, les alliances actuelles contre nature risquent bien de se défaire au profit d'autres plus traditionnelles d'hier, voire confessionnelles, ce qui rendra le paysage politique libanais plus volatil que jamais.

Et tant qu'une nouvelle loi électorale n'est votée et promulguée permettant une véritable représentation de la population libanaise, le présent Parlement élu ne sera qu'un lieu d'apprentissage d'une nouvelle démocratie en gestation loin de la tutelle syrienne, mais avec des joueurs aux méthodes et à la formation syrienne... face à d'autres radicaux antisyriens, ce qui ne manquerait pas de laisser planer des doutes sur son efficacité et sa crédibilité aux yeux de la communauté internationale.

Alain-Michel Ayache est Journaliste indépendant et chercheur, l'auteur est un analyste du Moyen-Orient.

Wednesday, June 1, 2005

Alliés d'hier, protagonistes d'aujourd'hui

Le Soleil
Opinions, mercredi, 1 juin 2005, p. A19

Élections législatives au Liban
Alliés d'hier, protagonistes d'aujourd'hui

Ayache, Alain-Michel

Prise entre le désir de démontrer sa force sur le terrain et la réalité des "bulldozers" électoraux, la population libanaise et notamment chrétienne, a décidé de boycotter la première série des élections législatives libres au Liban.

Sous supervision d'observateurs internationaux et notamment européens, la capitale libanaise vient de passer haut la main son premier test de démocratie loin de l'hégémonie damascène. Toutefois, et bien que sur le plan des préparatifs et du respect du mécanisme démocratique des élections, le tout s'est déroulé à la perfection, il n'en demeure pas moins que la participation de la population de la capitale libanaise était modeste, soit à peine 28% des inscrits. La majorité des Beyrouthins boycottent les élections.

Ce boycott est principalement dû à la loi utilisée communément appelée "loi 2000". Elle a été promulguée en l'an 2000 par les députés prosyriens de l'époque, où le découpage électoral minait les assises des minorités et surtout de l'électorat chrétien en le rendant à la merci de la majorité musulmane. À cela s'ajoutent, bien entendu, les divisions qui ont resurgi entre Libanais et notamment entre les membres de l'opposition même.

En effet, cette opposition à l'occupation syrienne qui s'était concrétisée par la manifestation de plus de un million et demi de Libanais dans le centre-ville toutes confessions confondues a été confisquée par la classe politique traditionnelle, soit les alliés et opposants d'hier. Ce qui est étonnant, c'est que les ennemis d'hier se sont alliés entre eux et les alliés dans l'opposition d'hier se sont divisés ! De quoi dégoûter les Libanais et notamment ceux-là même qui ont pris le risque de défier ouvertement la Syrie et étaient là l'origine des manifestations antisyriennes pour réclamer leur départ.

Alliés d'hier, protagonistes d'aujourd'hui

Ainsi retrouvait-on sur la même liste des candidats prosyriens et des candidats de l'opposition faisant face à d'autres candidats prosyriens alliés à d'autres de l'opposition, ce qui est pour le moins incompréhensible pour la plupart des Libanais. Cela est principalement le fruit, non seulement de la loi 2000, mais également la volonté de Washington que les élections se tiennent à la date prévue, car tout changement de date compliquerait un peu plus la donne aux Américains dans la région.

D'ailleurs, cette volonté des Américains de vouloir pousser les Libanais vers un vote immédiat s'est traduite par plusieurs rencontres avec les principaux protagonistes sous les auspices de l'ambassadeur américain dans une tentative de colmater la brèche de la division entre les différentes forces de l'opposition, mais rien ne s'est concrétisé. Le principal opposant au changement dans la continuité, c'est-à-dire de conduire les élections avec les mêmes candidats de la classe politique traditionnelle, était l'ex-premier ministre de retour de son exil à Paris, le général Aoun.

Son retour avait soulevé un énorme mouvement populaire sympathisant son slogan de renouveler de la classe politique et d'en finir avec le féodalisme politique.

Or, cette position lui a valu un réquisitoire de ses alliés d'hier, l'isolant dans un discours qui n'a jamais été le sien et l'accusant de vouloir ranimer la flamme confessionnelle au Pays du Cèdre. Or, la réalité est tout autre, puisque le général Aoun a essayé de conclure des alliances avec de nouvelles figures de toutes les confessions et négocié avec la classe politique traditionnelle d'une alliance stratégique où ses candidats de toutes les confessions, bénéficieraient de l'apport des traditionalistes.

Le refus de ces derniers d'entrouvrir la porte de la collaboration au général l'a finalement conduit à présenter ses candidats sur des listes séparées faisant ainsi cavalier seul. Ainsi, se retrouve-t-il confiné à la seule région du Mont-Liban où la présence chrétienne est significative face à celle du leader druze Walid Joumblatt.

Trois autres élections à venir

Les élections de dimanche, les premières d'une série de quatre sont venues confirmer la mainmise des bulldozers politiques. Le clan Hariri remporta facilement les 30 sièges de Beyrouth, dont 9 pour absence de candidats opposants.

Ainsi se dessine le nouveau parlement à venir au Liban. Une majorité dominante des trois courants principaux : sunnite (Hariri), chiite (Hezbollah et Amal), druze (Joumblatt). Les candidats chrétiens qui auraient réussi à décrocher leur siège à la Chambre appartiendraient forcément à l'un de ces trois courants, ce que justement le général Aoun a essayé d'éviter, soit d'imposer la volonté de la majorité sur celle de la minorité.

Les trois prochaines élections qui se dérouleront à une semaine d'intervalle viendront sans doute confirmer ce contrôle de la majorité sur la minorité, et ce, même si le Général Aoun réussit à faire la différence et remporter tous les sièges dans le Mont-Liban... Prochaines élections, le Sud, fief du Hezbollah !

Alain-Michel Ayache est Journaliste et chercheur indépendant, l'auteur est un analyste du Moyen-Orient.

Tuesday, May 17, 2005

Le retour du général Michel Aoun au Liban

Le Soleil
Éditorial, mardi, 17 mai 2005, p. A16

Analyse

Le retour du général Michel Aoun au Liban
Entre le marteau du nationalisme et l'enclume du confessionnalisme

Ayache, Alain-Michel

De retour d'un long exil forcé à Paris, l'ex-premier ministre, le général Michel Aoun, n'a eu besoin que de quelques jours pour s'imposer comme l'un des rares - si ce n'est le seul actuellement - dirigeants charismatiques que le Liban compte aujourd'hui.

Jadis farouche opposant à la présence de l'armée d'occupation syrienne au pays du Cèdre, le voilà aujourd'hui à la tête d'un très grand mouvement populaire national libanais dont le leitmotiv est le "grand changement". Son objectif est de transformer la manière dont la politique était jusqu'ici pratiquée dans le pays.

Un courant réformateur

Ce "grand changement", que le général espère apporter aux Libanais, cause déjà des émois et lui vaut de nouveaux ennemis, mais aussi d'innombrables nouveaux amis à la recherche de son appui pour les prochaines élections. Pour Michel Aoun, il s'agit avant tout de mettre un terme au féodalisme politique. Ainsi se positionne-t-il aujourd'hui sur l'échiquier politique du Liban. "Il n'y a plus de majorité ou d'opposition, il y a les traditionalistes et nous, les réformateurs", dit-il à qui veut bien comprendre.

Pour lui, les réformes doivent nécessairement passer par la naissance d'une nouvelle génération de politiciens, toutes confessions confondues. Ceci permettrait de rebâtir un nouveau système politique en remplacement de celui d'aujourd'hui, la cause selon lui de tous les maux du Liban. Or, c'est justement cette approche pour le moins révolutionnaire qui fait tellement peur aux tenants du statu quo. Il faut dire que les chefs politiques actuels de toutes les confessions sont les mêmes depuis des décennies et leurs descendants sont assurés de rester aux commandes tant que le système installé et béni par Damas demeure en place. Dans la vision du général Aoun cependant, la "révolution du Cèdre" a démontré l'éveil politique d'une nouvelle génération avide de liberté et d'honnêteté politique et capable d'assumer ce rôle pour la reconstruction du pays.

National, le courant aouniste l'est assurément, car il compte des adeptes dans les diverses communautés religieuses, avantage que seuls peuvent revendiquer avec lui les tenants de l'héritage de Hariri. Or, cette image de nationaliste libanais ouvert à toutes les confessions risque bien de faire les frais d'une politique machiavéliquement calculée par les protégés d'hier de Damas, dont le président de la Chambre des députés, le chiite Nabih Berri.

La "loi 2000" ou le test machiavélique

En effet, l'opposition chrétienne réclamait depuis quelques semaines l'annulation de la loi sur les élections parlementaires "votée", pour ne pas dire imposée, en l'an 2000 par Damas et qui confère aux musulmans la majorité absolue des sièges au Parlement. Cette loi entre en contradiction avec l'esprit des accords du Taëf qui stipulent une équité représentative dans la distribution des sièges entre chrétiens et musulmans. Or, selon le découpage des circonscriptions électorales imposé par la "loi 2000", les chrétiens deviennent une minorité dans des circonscriptions électorales majoritairement musulmanes. Ainsi, pour qu'un chrétien soit élu à la Chambre, il lui faudra l'aval des électeurs musulmans ou plus exactement de l'un (ou plus) des chefs des quatre grands camps musulmans actuels : Hariri (sunnite), Joumblatt (druze), Berri (chiite) et Nasrallah (Hezbollah chiite) et donc être sur leur liste de candidats à la députation. Ce qui en d'autres termes voudrait dire que les chrétiens "élus" ne seront en aucun cas représentatifs des communautés chrétiennes puisque ce seront les musulmans qui éliront ces députés chrétiens. Le patriarche maronite, le cardinal Nasrallah Sfeir a déjà ouvertement critiqué cette loi. Il a fait valoir qu'elle aurait des conséquences néfastes pour la paix civile. Elle doit selon lui être éliminée tout de suite et une nouvelle plus équitable doit être promulguée.

Or, la réponse des musulmans n'est que très timide, y compris dans les camps Hariri et Joumblatt qui formaient, il y a encore quelques jours, l'opposition contre la Syrie. En effet, la "loi 2000" leur donne, de même que pour les chiites Nabih Berri et le secrétaire général du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah, un clair avantage sur le camp chrétien et leur donnerait dans les faits le pouvoir pour la première fois dans l'histoire du Liban. Les chrétiens ne disposeraient plus en effet que d'une infime parcelle d'influence sur le processus décisionnel nécessaire pour changer l'avenir du pays.

La position du général Aoun, elle, est venue appuyer celle du cardinal Sfeir, insistant par ailleurs sur la nécessité de mettre fin au féodalisme politique et d'instaurer de profondes réformes. Or, les dirigeants musulmans, y compris les Hariri et les Joumblatt actuellement dans le camp de l'opposition, appartiennent à cette classe de féodaux politiques. Il y a donc le risque pour Aoun de faire l'objet de critiques, à la fois de ses alliés d'hier, en plus de devoir affronter ceux de Damas. Ceux de l'opposition (notamment les Hariri et Joumblatt) pourraient quant à eux l'accuser de vouloir s'arroger le leadership chrétien, lui effaçant par le fait même son discours national anticonfessionnalisme. Une telle accusation ne fera que nuire à l'image nationale qu'il a toujours cultivée et minera à moyen terme ses assises en terre chrétienne face aux forces libanaises de Samir Geagea qui, elles, ont toujours été le porte-flambeau du Liban chrétien.

Parviendra-t-il ou non à consolider le mouvement de la rue qu'il a réussi tout de même à s'approprier dernièrement ? Il sera très tôt pour répondre par l'affirmative, car le Liban était et demeure le pays de toutes les possibilités de "dernière minute". Ce qui est sûr, c'est que Washington insiste pour que les élections se déroulent comme prévu le 29 mai, alors que les chrétiens semblent de plus en plus isolés. Or une telle crise si elle n'est pas résolue rapidement, risquerait de mener au raffermissement des discours de toutes les parties voire à une détérioration de la stabilité politique interne causant de graves conséquences sur l'avenir du Liban.

Journaliste indépendant, l'auteur est analyste du Moyen-Orient.

Thursday, April 7, 2005

Le retrait de Beyrouth pourrait sonner le glas du régime Assad

Le Soleil
Opinions, jeudi, 7 avril 2005, p. A17

Le retrait de Beyrouth pourrait sonner le glas du régime Assad

Alain-Michel Ayache

Depuis que Damas s'est vu forcée de quitter le Liban après 30 ans d'occupation, le régime des Assad semble plus fragile que jamais.

En effet, à en croire les quotidiens arabes et notamment ceux en provenance du Koweït, il semblerait que certains hauts gradés des services de sécurité syrienne, dont la majorité étaient déployés au Liban, chercheraient à trouver refuge pour leurs familles dans des capitales européennes. Londres semble être leur choix de destination. Toutefois, ces mêmes médias arabes précisent que les autorités britanniques auraient refusé d'octroyer le statut de réfugiés politique à ces personnes, mais que des avocats et hommes d'affaires arabo-britanniques travailleraient activement pour acheter des demeures ou même pour investir à Londres afin de permettre aux responsables syriens en question d'avoir un visa de long séjour.

Ces informations, bien qu'elles ne soient pas tout à fait confirmées par les milieux britanniques, annoncent néanmoins le spectre de la chute du régime des Assad. D'ailleurs, nul n'ignore les visées de l'ancien grand patron du service secret syrien au Liban, le général Ghazi Kanaan, actuellement chef de la sécurité politique en Syrie, de rétablir la mainmise syrienne selon la doctrine de feu Hafez Al-Assad (père) non seulement sur le Liban, mais surtout sur la Syrie, aujourd'hui secouée par ce retrait du Liban.

Ce maniaque des méthodes répressives les plus inhumaines est même capable de mener un coup d'État contre l'actuel président Bachar Assad (fils) pour prendre le contrôle de Damas. D'ailleurs, de nombreuses rumeurs courent les rues de Beyrouth et des principales capitales européennes, selon lesquelles le putsch contre les Assad aurait été bel et bien entamé à Damas, forçant ses proches à quitter la capitale pour se réfugier dans la région alaouite d'où ils sont originaires.

Rumeurs venant de Damas

Spéculations, rumeurs ou début d'une révolution ? Ce qui est clair pour l'instant, c'est que le retrait forcé des troupes d'occupation syrienne du Liban ont provoqué un séisme politique en Syrie.

En effet, le pouvoir alaouite minoritaire en Syrie et contrôlant tous les rouages de la machine militaro-politique du pays à travers le Parti Baath (parti cousin de celui de Saddam Hussein) a été, dans les années 80, à maintes reprises, sujet à des coups de la part de la majorité sunnite. Hafez Al-Assad les avait étouffés dans le sang, n'hésitant pas à lancer ses chasseurs-bombardiers contre sa propre population. Aujourd'hui, la sortie humiliée du Liban à laquelle s'ajoutent les pressions internationales de Paris, de Washington et de l'ONU donnerait un nouveau souffle à ces sunnites pour réclamer la fin de la dictature syrienne.

Le sang coulera à flot

Advenant une telle dislocation de Damas, le sang coulera à flot car, d'un côté, l'ancienne garde fidèle aux enseignements de Hafez Al-Assad (et à la tête de laquelle siège aujourd'hui Ghazi Kanaan) cherchera à étouffer par la force tout soulèvement, quitte à déstabiliser le Liban après son retrait final prévu pour le 30 avril. Cela lui permettra de réduire la pression occidentale sur la Syrie craignant que le Liban ne replonge dans une "guerre civile".

De l'autre, Bachar Assad et les membres de sa famille qui détiennent des postes clefs chercheraient à maintenir leur propre pouvoir devant le parti Baath, mais aussi devant l'ancienne garde, en essayant d'introduire, s'il le faut, un semblant de démocratie afin de calmer les pressions occidentales. Il y a également les Frères musulmans. Ce groupement intégriste sunnite (auquel Maher Arar appartiendrait) chercherait à se soulever contre le pouvoir alaouite, regroupant les deux premiers.

Trois scénarios possibles

Si les premiers l'emportent, le Liban replongera dans la tourmente et l'Irak risquera la libanisation, piégeant ainsi les forces américaines, à l'instar de ce qui s'est passé en 1983 à Beyrouth. Si les seconds l'emportent, la Syrie pourra entrer dans une nouvelle phase pro-occidentale où des prémisses de démocratie pourraient voir le jour mais tarderaient à y être appliquées. Toutefois, les investissements américains et européens n'hésiteraient point à s'y aventurer.

Enfin, si ce sont les Frères musulmans qui finissent par avoir raison du régime des Assad et le mettent hors combat, c'est l'ensemble de la Syrie qui plongera dans le sang et le chaos. Les premières victimes seraient, comme toujours, les minorités chrétiennes et juives, suivies des Alaouites. Cependant, ces derniers pourraient se créer un État à part. D'ailleurs, ce schéma a toujours été prévu par Hafez Al-Assad si son pouvoir venait à être évincé. Il aurait ainsi bâti un État alaouite au sein de la Syrie, protégé par une armée alaouite entraînée et équipée d'armements des plus modernes.

Ainsi, la question principale aujourd'hui est celle de savoir si Bachar Assad résistera ou non à son retrait humiliant de Beyrouth. La question est plus que jamais d'actualité dans les cercles des décideurs américains et européens. Car tout changement au régime syrien signerait la fin de la carte géopolitique moyen-orientale dessinée par Sykes-Picot. Serait-ce cela l'objectif final de l'administration Bush ?

Alain-Michel Ayache

Journaliste indépendant, l'auteur est analyste du Moyen-Orient.

Friday, March 11, 2005

Le Hezbollah tente de sauver ses acquis

Le Soleil
Éditorial, vendredi, 11 mars 2005, p. A12

Analyse

Le Hezbollah tente de sauver ses acquis

Alain-Michel Ayache

Plus de 500 000 contre-manifestants prosyriens, selon le Hezbollah, 236 000 selon les experts : l'exagération de leur nombre par les organisateurs de cette contre-manifestation démontre qu'une nouvelle étape se franchit dans le bras de fer qui oppose les Libanais.

D'un côté, la majorité de la population du Liban (celle qui soutient un départ inconditionnel et immédiat des troupes d'occupation de Damas et de leurs agents secrets) ; de l'autre, ceux qui risquent de tout perdre avec cette sortie peu honorable pour les Syriens, sous les pressions du monde libre : les musulmans chiites libanais et en particulier le Hezbollah, considéré par l'Occident comme un groupement terroriste, bien que faisant partie de l'appareil d'État et du législatif libanais depuis un peu plus d'une décennie.

Allié pragmatique de Damas et fidèle de Téhéran, le Hezbollah cherche à travers cette participation massive des chiites, auxquels des dizaines de milliers de Syriens envoyés par les services de renseignements syriens dans des bus sans plaques d'immatriculation sont venus prêter main-forte, à renforcer ses positions dans ce qui apparaît être une reconfiguration du système politique interne libanais.

Fort d'une large popularité parmi les chiites libanais, le "Parti de Dieu" essaie de démontrer, pour la première fois sous les couleurs entièrement libanaises (habituellement le drapeau libanais avait peu de place dans les manifestations du Hezbollah, alors que cette fois-ci le drapeau libanais était omniprésent dans une absence totale d'autres drapeaux) qu'il a son mot à dire dans tout ce qui a trait à un quelconque changement de donnes sur la scène politique libanaise.

Accusé par Israël et par les États-Unis de vouloir torpiller la paix entre Israéliens et Palestiniens, notamment après le décès de Yasser Arafat, le Hezbollah tente de se protéger en envoyant des messages clairs à l'Occident et en interpellant nommément le président Jacques Chirac pour lui dire que "là aussi, c'est le Liban", faisant ainsi illusion au soutien du président français à l'opposition libanaise.

Toutefois, le fait est intéressant à noter, malgré les louanges prononcées par le secrétaire général, Sayyed Hassan Nasrallah, sur le rôle de la Syrie "dans le maintien de la paix au Liban et les services rendus à la population libanaise", le Hezbollah n'a pas réclamé le maintien des forces d'occupation syrienne. Aucun mot sur le sujet ! Ce qui porte à croire que les multiples démarches récentes du Hezbollah pour entrer en dialogue constructif avec les opposants libanais devaient impérativement passer par un abandon de l'idée de vouloir garder la Syrie au Liban.

Ce faisant, le "Parti de Dieu" essaie de se tailler une place de choix sur la nouvelle scène politique interne libanaise post-assassinat de Hariri, dans le but de sauvegarder ses acquis devant un autre parti chiite inféodé à Damas, Amal, dirigé par l'actuel président de la Chambre, Nabih Berri. Dans un tel contexte, le Hezbollah arracherait toute légitimité populaire à son concurrent immédiat, réduisant l'option hégémonique directe de Damas sur le Liban. Ainsi, il se positionnerait sur un terrain d'entente capable d'amadouer l'opposition chrétiano-sunno-druze à un dialogue pour un nouveau Liban.

Le leader de l'opposition, le Druze Walid Joumblatt, farouche opposant au maintien des troupes d'occupation de Damas, vient d'ailleurs de saisir au vol le message de Nasrallah. Il a ainsi déclaré à Bruxelles que l'avenir du Hezbollah et la dissolution de son bras armé sont une affaire interne libanaise et que la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations unies n'a pas à s'occuper de cela. Ce même Joumblatt demandait à la Syrie de reconnaître l'identité libanaise des fermes de Chébaa que le Hezbollah prétend vouloir libérer des Israéliens, afin que le Liban puisse demander diplomatiquement aux Nations unies d'y étendre l'application de la RCSNU 425. Ce qui en d'autres termes voudrait dire couper l'herber sous le pied du Hezbollah en démolissant la raison d'être de sa présence armée au Sud-Liban.

Le retour du premier ministre démissionnaire prosyrien Omar Karamé pour former le nouveau Cabinet, à la suite de cette contre-manifestation, redonne un nouveau souffle au régime en place et le positionne mieux face à Washington et à Paris, les alliés de l'opposition libanaise. À espérer toutefois que cela ne mène pas à des troubles similaires à ce qui s'est passé ces derniers jours, les rues de Beyrouth étant prises d'assaut par des contre-manifestants prosyriens armés de haches et de couteaux. Le message licite du Hezbollah chercherait-il à éviter cela ?

Alain-Michel Ayache

L'auteur est journaliste indépendant et analyste du Moyen-Orient

Thursday, March 3, 2005

Les cris de liberté des Libanais pèsent sur la Syrie

Le Soleil
Opinions, jeudi, 3 mars 2005, p. A17

Analyse

Les cris de liberté des Libanais pèsent sur la Syrie

À chaque heure qui passe, la pression de la rue monte d'un cran. Les cris de liberté résonnent de plus en plus fort au centre-ville de Beyrouth, place des Martyrs, rebaptisée place de la Liberté par des centaines de milliers de manifestants.

Après la démission d'un gouvernement accusé de tous les maux et d'être à la solde de la Syrie responsable de l'assassinat de l'ex-premier ministre libanais Rafic Hariri, ce sont les troupes de Damas qui font l'objet des exigences de l'opposition libanaise et de la presque totalité de la population libanaise. L'ambiance qui sévit à Beyrouth ressemble à ce que l'Ukraine vient de vivre avant que la démocratie ne triomphe de la dictature et de la tutelle d'un pays voisin. C'est un parfait parallélisme qui s'applique au Liban dans ce qui se passe actuellement. Il suffit pour cela de remplacer la Russie par la Syrie...

En effet, ce petit pays de 10 452 km², fait actuellement la une des journaux du monde, non par la reprise d'un quelconque conflit interethnique ou par des actions terroristes, mais par sa détermination à mettre fin à plus de 30 ans d'une quasi-annexion par son voisin du Nord-Est, la Syrie.

30 ans d'occupation et d'assassinats

Entrée au pays fin 1975, sous les couleurs de la brigade palestinienne "Assaïka", dans le but d'appuyer les Fedayins de Yasser Arafat pour prendre le contrôle du Liban, face à des chrétiens libanais déterminés à ne pas céder leur pays aux Palestiniens, la Syrie changera rapidement de tactique dans une tentative d'amadouer ces mêmes chrétiens. Feu Hafez Al-Assad, le "Bismarck" du Moyen-Orient selon des analystes occidentaux, fit entrer l'armée syrienne en 1976 au Liban pour venir "officiellement" en aide aux chrétiens libanais en détresse pendant que ses troupes massacraient des villages entiers de chrétiens sous le couvert de "Assaïka".

Une fois au Liban, il demanda d'officialiser sa présence en prétendant que c'était à la suite des demandes du gouvernement libanais que ses troupes y sont entrées. Une demande qui, jusqu'à aujourd'hui, ne figure dans aucun registre officiel du Liban, ni de Syrie d'ailleurs ! Pour consolider sa grippe sur le Liban, Assad père demandera la bénédiction des pays arabes en promettant de mettre fin à la guerre "civile", alors que c'était une guerre de Libanais nationalistes contre des Palestiniens !

La Ligue arabe approuve. Ses troupes portent les couleurs de la Force de dissuasion arabe (FAD) dépêchée sur les lieux après que de nombreux affrontements eurent opposé les troupes syriennes aux milices chrétiennes. L'armée syrienne en formera l'écrasante majorité de ce qui était supposé être une force impartiale de dissuasion multinationale arabe. Depuis Hafez Al-Assad a su maintenir ses forces d'occupation au Liban jouant toutes les composantes de la société libanaise les unes contre les autres. Et chaque fois qu'un leader d'une quelconque confession essayait de se démarquer de sa politique et de réclamer la restitution de la souveraineté du Liban, son sort était automatiquement scellé.

C'est ainsi que plusieurs grandes figures de la politique libanaise de toutes les confessions, y compris des présidents, furent assassinées pour avoir dit non à la présence syrienne au Liban. Le 13 octobre 1990, Washington permet à Hafez Al-Assad de franchir le ligne de démarcation chrétienne et de prendre ainsi d'assaut le dernier bastion de liberté, scellant ainsi le sort du général Michel Aoun alors premier ministre par intérim, celui qui s'opposait à l'hégémonie syrienne. La souveraineté du Liban fut le prix payé par George Bush (père) pour amadouer Hafez Al-Assad (père) et l'inciter à joindre la coalition contre l'Irak. Ce qui fut fait.

Le Liban dans l'équation irakienne !

Aujourd'hui, toujours dans un contexte irakien controversé dans le monde arabe, avec un autre Bush à la présidence des États-Unis et un autre Assad en Syrie, le Liban redevient le terrain de bras de fer par excellence pour Washington et Damas. Pour le premier, il est désormais grand temps de mettre un terme au régime baasiste responsable du maintien de la tension non seulement au Liban, mais notamment en Irak où les insurgés passent chaque jour par dizaines la frontière syrienne armés jusqu'aux dents.

La Syrie est également pour Washington le lieu où se réfugient tous les terroristes du monde. C'est également un centre de départ des attaques contre les intérêts de Washington en toutes sortes, y compris les attentats contre Israël comme fut le cas il y a encore deux jours. Alors, comment disloquer un monstre rongé de l'intérieur par la corruption, si ce n'est dans sa seule force restante : le Liban ? C'est là où l'administration américaine a choisi d'agir et pour cause : en épousant les slogans de l'opposition libanaise, Washington envoie un message aux régimes arabes qu'un pays pluraliste comme le Liban peu survivre et servir d'exemple d'entente entre les différentes communautés si toutefois ces communautés sont laissées sans intervention externe dans leurs affaires internes.

De plus, un modèle démocratique libanais servirait la naissance d'un futur État palestinien et justifierait pour de bon l'existence et la pérennité de l'État d'Israël qui n'est reconnu que par trois pays arabes seulement : la Jordanie, l'Égypte et le Qatar. Ainsi, le Liban devient un pays dont la souveraineté est à restituer. L'assassinat de l'ex-premier ministre libanais n'a fait qu'accélérer cette démarche.

Quant à la Syrie du président Bachar Assad, le fils d'Hafez Al-Assad, non seulement est-elle plongée dans des diatribes internes entre la vieille garde et celle qui se dit nouvelle, proche de lui, mais sa dépendance et sa survie dépend sur le Liban duquel elle s'est enrichie. Poumon du régime syrien, le Liban ne peut selon la logique baasiste qu'être la propriété de Damas. D'ailleurs, depuis son indépendance et jusqu'à aujourd'hui, la Syrie n'a jamais reconnu son indépendance et a toujours refusé d'instituer des représentations diplomatiques entre les deux pays, bien que le Liban l'ait réclamé à plusieurs reprises.

Ainsi, perdre le Liban équivaut pour Damas à se faire hara-kiri, d'autant plus qu'un retrait aussi rapide et subit des forces d'occupation syriennes pourrait sonner le glas du régime en Syrie, face aux nombreux courants intégristes islamistes qui essayent d'émerger et que le régime baasiste des Assad continue d'opprimer dans le sang. Les dirigeants syriens le savent et s'activent, depuis que les Libanais jouent les trouble-fêtes avec la bénédiction de Paris et de Washington, pour tenter de démontrer que sans la présence armée syrienne, la paix civile est menacée au Liban et que les combats interethniques reprendraient.

Cet argument, tous les Libanais, chrétiens comme musulmans, le rejettent aujourd'hui sous les couleurs du drapeau libanais et les chants patriotiques de la "place de la Liberté", avec l'espoir que, cette fois-ci, George W. Bush remettra l'horloge de la liberté à l'heure, là où son père l'avait abandonnée à Hafez Al-Assad, il y a maintenant 15 ans !

Alain-Michel Ayache

Journaliste indépendant, l'auteur est analyste du Moyen-Orient.


Tuesday, February 15, 2005

Assassinat de Rafic Hariri

Le Soleil
Opinions, mardi, 15 février 2005, p. A17

Analyse

Ex-premier ministre du Liban
Rafic Hariri assassiné, la Syrie accusée

Alain-Michel Ayache!
L'auteur est analyste et chercheur spécialisé sur les questions du Moyen-Orient




Rafic Hariri, l'ex-premier ministre libanais et entrepreneur milliardaire, a été assassiné hier en début d'après-midi alors qu'il quittait une séance au Parlement. Son convoi de six voitures fortement blindées a été désintégré par la force de l'explosion, la plus forte jamais vue dans l'histoire de la guerre libanaise, et le corps du politicien, déchiqueté. Selon certains experts, plus de 300 kilos d'explosifs ont eu raison de son convoi blindé et équipé de mesures antidétonation des plus sophistiquées. Deux ex-membres de son cabinet Samir Al Jisr et Bassel Fleihan étaient dans sa limousine lors de l'explosion.

La disparition de Hariri est survenue 24 heures à peine après que les États-Unis et la France aient déclaré que la Syrie portera la responsabilité de tout attentat contre sa personne et contre l'autre opposant influent, le druze Walid Joumblatt.

Son assassinat vient porter un coup de massue à l'ensemble de l'opposition libanaise et tout particulièrement aux factions sunnite et druze. Ces dernières s'étaient alliées aux chrétiens dans leur demande de l'application de la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations unies qui réclame le départ des troupes d'occupation étrangères du Liban, en l'occurrence, les troupes syriennes, et la restauration de la souveraineté totale du pays.

Nombreux bras de fer avec Damas

Tout au long de sa carrière politique amorcée en 1992 et jusqu'à sa mort, Hariri a croisé le fer à plusieurs reprises avec les Syriens avant de s'incliner sous la pression damascène. Or, depuis la prorogation de trois ans du mandat de l'actuel président de la République libanaise, Émile Lahoud, fidèle allié de Damas, Rafic Hariri a choisi de démissionner avec ses plus proches alliés notamment le druze Walid Joumblatt pour marquer son opposition à ce prolongement de mandat qu'il a pourtant signé, forcé par Damas.

Depuis la réélection du président Bush et le durcissement du ton de la Maison-Blanche face à la Syrie sur les dossiers irakien et libanais, Hariri est entré en dissidence totale avec le régime de Damas. Il l'a fait avec la bénédiction de Washington, du moins officieusement. On l'a vu s'ouvrir vers l'opposition chrétienne, menant plusieurs visites en Europe et aux États-Unis pour appuyer sa politique locale mais surtout pour catalyser un raffermissement de ton des puissances occidentales face à la Syrie pour l'obliger à quitter le Liban.

De plus, et selon les dires de ses proches, Hariri comptait s'allier à l'opposition chrétienne pour contester l'hégémonie syrienne sur la vie politique du Liban. Son élimination signifie la fin de son bloc parlementaire qui comptait 26 sièges sur un total de 128. Un bloc qui aurait pu, avec ceux du druze Walid Joumblatt et des chrétiens, former la majorité des voix et faire pencher le vote en leur faveur. Un risque pour la Syrie qui désormais vient de disparaître.

Connu pour ses liens avec le président américain George Bush et son amitié personnelle pour le président français Jacques Chirac, Hariri jouait le trouble-fête aux yeux de Damas. Or, dans un contexte de pressions, la Syrie ne pouvait se payer le luxe de perdre la face là où elle se présente comme la plus forte : au Liban. Ceci est d'autant plus important qu'elle est visée par des accusations américaines de complicité avec les insurgés irakiens et pour sa passivité à l'endroit du Hezbollah au Liban.

La Syrie vit au quotidien des troubles sociaux, allant d'une révolte kurde matée dans le sang au soulèvement sunnite circonscrit rapidement par l'emprisonnement de ses chefs. Du fait, Damas surveille de près sa seule bouée de secours et de survie, le Liban, en mettant en place des sbires indéfectibles quitte à utiliser la terreur pour "convaincre" les plus réticents du bien-fondé de sa politique au Liban.

C'est ainsi qu'il y a quelques mois, une voiture piégée, la première depuis la fin de la guerre dite civile au Liban, a failli coûté la vie à un des proches collaborateurs de Joumblatt et allié de Hariri, l'ex-ministre druze modéré Marwan Hamadé. Ce dernier avait démissionné du gouvernement avec ses collègues druzes pour s'opposer au renouvellement du mandat du président qu'ils estimaient inconstitutionnel. L'attentat était un message de Damas pour calmer les humeurs nationalistes du leader druze.

Message aux opposants

Aujourd'hui, l'assassinat de Hariri lance un message ultime à tous les opposants libanais qui cherchent à faire respecter la résolution 1559 du CSNU ; un message signifiant que nul n'est au-dessus de la loi de Damas et de sa politique dans la région. La mort de Hariri indique aux plus tenaces que la Syrie n'est pas prête à délaisser ses privilèges acquis et sa mainmise totale sur le pays des Cèdres.

Mais c'est également pour le régime des Assad une surenchère dont le but serait d'augmenter le plafond de toute éventuelle négociation avec les Américains dans un contexte d'étau qui se referme de plus en plus sur elle. Acculé à se défendre sur le territoire libanais en utilisant les méthodes les plus inhumaines, - celles qu'elle a toujours utilisées au Liban pour monter les communautés les unes contre les autres - , le régime minoritaire alaouite semble tenter désespérément de repousser une fin certaine.

Or, la réaction de la Maison-Blanche à la suite de l'attentat et ses accusations presque directes contre Damas laissent présager que Washington passera à une vitesse supérieure pour l'application de ladite résolution.

Reste à savoir si la réaction de Washington ressemblera à celle servie à l'Irak lorsqu'elle fut sommée d'évacuer ses troupes d'occupation du Koweit. Pour l'instant, bien qu'appuyée par les États-Unis et par la France, la résolution 1559 est rédigée sous le chapitre VI de la Charte des Nations unies et donc ne contient aucune mesure coercitive contre la Syrie qu'elle ne mentionne même pas dans le texte.

La réaction de Washington de demander de convoquer le Conseil de sécurité d'urgence à la suite de l'assassinat de Hariri semble indiquer la volonté des Américains de déposer une résolution à caractère coercitif sous les articles 39, 40 et 41 du chapitre VII de la Charte des Nations unies, permettant ainsi l'usage de la force.

Dans ce cas, cela voudrait dire que le régime baassiste des Assad est dans la ligne de mire des Américains et vit ses derniers jours. Toutefois, le plus affecté par l'attentat sera certainement l'économie libanaise submergée par une dette totale de plus de 35 milliards $. La mort de celui qui a stabilisé et fixé le taux de change de la livre libanaise risque fort de signer la faillite du Liban.

Tuesday, February 1, 2005

Irak: Forte participation au vote de dimanche

Le Soleil
Opinions, mardi, 1 février 2005, p. A17

Analyse

Forte participation au vote de dimanche
Le succès irakien met les dirigeants arabes sur le qui-vive

Ayache, Alain-Michel

Pari gagné ! Plus de 55 % d'Irakiens auraient pris le risque en fin de semaine de se présenter aux urnes. Et ce faisant, ils ont individuellement décidé, pour la première fois de leur histoire, de contribuer à l'élection de la liste de candidats de leur choix. Ils ont bravé le danger des attaques des insurgés et les mortiers des Feddayins de Saddam pour montrer qu'ils n'avaient pas peur et que l'Irak leur appartenait désormais. Ils avaient le droit de décider de leur avenir et l'ont saisi à pleines mains. Ils y ont peut-être même vu une occasion de donner une leçon de démocratie aux populations des pays de la région.

Si ces élections revêtent une grande importance pour les Irakiens, elles influencent peut-être encore davantage l'ensemble des pays arabes qui vont scruter de très près la participation tant des sunnites que des chiites à ce vote.

En effet, de nombreux pays arabes voisins comptent une population chiite importante qui, souvent, n'a pas voix au chapitre politique, étant plutôt sujette à des intimidations. C'est tout particulièrement le cas depuis la création de la République islamique d'Iran en 1979.

Raz-de-marée chiite

Cette peur d'un raz-de-marée chiite s'est répercutée dans les milieux arabes à majorité sunnite qui accusent les États-Unis de vouloir remplacer la dictature de Saddam par une théocratie chiite. Les élections favoriseront forcément en effet la population de la majorité en Irak qui aura sans doute voté en bloc. D'ailleurs, certains médias arabes soulignent que la volonté chiite de prendre le pouvoir est visible et manifeste à travers la fatwa du grand ayatollah Ali Sistani en faveur de la participation aux élections.

Le vote massif chiite donnera vraisemblablement le pouvoir législatif à cette communauté, largement opprimée par les sunnites sous le règne de Saddam. D'autres minorités au pouvoir dans les pays avoisinants n'ont pas caché craindre l'effet de contagion que pourrait avoir cette victoire démocratique chiite. Même dans les pays arabes où les chiites ne forment qu'une forte minorité, les élections d'aujourd'hui pousseraient les sunnites à prendre sérieusement en considération cette variable désormais déterminante pour l'avenir de la région.

Cette crainte des sunnites d'être marginalisés se généralise et dépasse la frontière irakienne. Elle constitue, à moyen terme, une menace à la stabilité dans les pays avoisinants. Pas étonnant en conséquence de noter les réactions mitigées sur le déroulement du processus électoral irakien et sur la valeur des résultats à venir.

Le monde arabe se trouve vraiment divisé sur la base de ce scrutin. D'un côté, il y a la réaction enthousiaste de toutes les communautés non sunnites en Irak et dans les 13 autres pays où elles avaient le droit de voter et où l'on a dansé dans les rues en exhibant fièrement l'index maculé d'encre. De l'autre, il y a eu les tentatives des sunnites modérés de tempérer leur peur en soulevant des slogans d'union nationale afin de se garantir une parcelle de pouvoir dans ce nouvel Irak que les Américains veulent démocratique. S'ajoute à ce portrait la minorité extrémiste qui a tout fait pour empêcher le scrutin ou pour en fragiliser la tenue le plus possible.

Iran, Turquie et Syrie...

L'Iran est peut-être le pays qui surveille avec le plus d'attention ces élections irakiennes. Une victoire des opprimés chiites d'hier pourrait devenir pour elle une arme à double tranchant. D'un côté, les chiites victorieux pourraient imposer - si ce n'est dans l'immédiat, dans un avenir proche ou lors de futures élections - un gouvernement ou des lois islamistes, à l'iranienne. Mais de l'autre - et c'est ce que souhaitent la plupart des analystes américains - ils pourraient offrir une solution arabe au chiisme iranien. Ils pourraient créer une vision moderne du chiisme arabe qui aurait des effets sur le chiisme iranien et pourrait contribuer à la chute du régime des ayatollahs en Iran.

Les États-Unis auraient alors fait d'une pierre deux coups, en libéralisant l'Irak : ils auraient neutralisé le pouvoir islamique d'Iran de l'intérieur.

Par ailleurs, les élections irakiennes constituent également un précédent pour la Syrie, dont le régime est cousin de celui de Saddam Hussein et où les communautés opprimées, sunnites et kurdes, attendent le moment opportun pour se soulever contre le régime baathiste des Assad.

Également intéressée, par la variable kurde en Irak, la Turquie. Et pour cause, les Kurdes sont continuellement opprimés par les Turcs, les Iraniens et les Syriens... De quoi causer bien des sueurs froides aux dirigeants de ces régimes si les élections irakiennes menaient en bout de ligne à une plus grande influence des Kurdes sur la politique nationale et régionale de l'Irak...

Pour l'instant, le taux de participation important des électeurs irakiens a surpris les masses arabes des pays voisins à plus d'un égard. Plusieurs misaient en effet sur un boycott du plan d'action américain pour contrôler indirectement l'Irak et ses décisions futures.

Les résultats à venir démontreront si la démocratie en Irak est viable et représentative de toutes les communautés, y compris sunnite, malgré une participation timide de ces derniers. Dans le cas contraire - et comme ne cessent de le prédire les analystes arabes - , cela signifierait la fin de l'Irak comme nous le connaissons aujourd'hui.

Il y aurait naissance de plusieurs entités religieuses, et principalement une chiite, une kurde et une sunnite. Les autres minorités, et notamment la chrétienne, étant intégrées à l'une ou à l'autre, ou tout simplement poussées à l'exil comme les Kurdes semblent l'avoir fait en empêchant dimanche des chrétiens assyriens de voter.

L'auteur est analyste et chercheur spécialisé sur les questions du Moyen-Orient.