Tuesday, May 17, 2005

Le retour du général Michel Aoun au Liban

Le Soleil
Éditorial, mardi, 17 mai 2005, p. A16

Analyse

Le retour du général Michel Aoun au Liban
Entre le marteau du nationalisme et l'enclume du confessionnalisme

Ayache, Alain-Michel

De retour d'un long exil forcé à Paris, l'ex-premier ministre, le général Michel Aoun, n'a eu besoin que de quelques jours pour s'imposer comme l'un des rares - si ce n'est le seul actuellement - dirigeants charismatiques que le Liban compte aujourd'hui.

Jadis farouche opposant à la présence de l'armée d'occupation syrienne au pays du Cèdre, le voilà aujourd'hui à la tête d'un très grand mouvement populaire national libanais dont le leitmotiv est le "grand changement". Son objectif est de transformer la manière dont la politique était jusqu'ici pratiquée dans le pays.

Un courant réformateur

Ce "grand changement", que le général espère apporter aux Libanais, cause déjà des émois et lui vaut de nouveaux ennemis, mais aussi d'innombrables nouveaux amis à la recherche de son appui pour les prochaines élections. Pour Michel Aoun, il s'agit avant tout de mettre un terme au féodalisme politique. Ainsi se positionne-t-il aujourd'hui sur l'échiquier politique du Liban. "Il n'y a plus de majorité ou d'opposition, il y a les traditionalistes et nous, les réformateurs", dit-il à qui veut bien comprendre.

Pour lui, les réformes doivent nécessairement passer par la naissance d'une nouvelle génération de politiciens, toutes confessions confondues. Ceci permettrait de rebâtir un nouveau système politique en remplacement de celui d'aujourd'hui, la cause selon lui de tous les maux du Liban. Or, c'est justement cette approche pour le moins révolutionnaire qui fait tellement peur aux tenants du statu quo. Il faut dire que les chefs politiques actuels de toutes les confessions sont les mêmes depuis des décennies et leurs descendants sont assurés de rester aux commandes tant que le système installé et béni par Damas demeure en place. Dans la vision du général Aoun cependant, la "révolution du Cèdre" a démontré l'éveil politique d'une nouvelle génération avide de liberté et d'honnêteté politique et capable d'assumer ce rôle pour la reconstruction du pays.

National, le courant aouniste l'est assurément, car il compte des adeptes dans les diverses communautés religieuses, avantage que seuls peuvent revendiquer avec lui les tenants de l'héritage de Hariri. Or, cette image de nationaliste libanais ouvert à toutes les confessions risque bien de faire les frais d'une politique machiavéliquement calculée par les protégés d'hier de Damas, dont le président de la Chambre des députés, le chiite Nabih Berri.

La "loi 2000" ou le test machiavélique

En effet, l'opposition chrétienne réclamait depuis quelques semaines l'annulation de la loi sur les élections parlementaires "votée", pour ne pas dire imposée, en l'an 2000 par Damas et qui confère aux musulmans la majorité absolue des sièges au Parlement. Cette loi entre en contradiction avec l'esprit des accords du Taëf qui stipulent une équité représentative dans la distribution des sièges entre chrétiens et musulmans. Or, selon le découpage des circonscriptions électorales imposé par la "loi 2000", les chrétiens deviennent une minorité dans des circonscriptions électorales majoritairement musulmanes. Ainsi, pour qu'un chrétien soit élu à la Chambre, il lui faudra l'aval des électeurs musulmans ou plus exactement de l'un (ou plus) des chefs des quatre grands camps musulmans actuels : Hariri (sunnite), Joumblatt (druze), Berri (chiite) et Nasrallah (Hezbollah chiite) et donc être sur leur liste de candidats à la députation. Ce qui en d'autres termes voudrait dire que les chrétiens "élus" ne seront en aucun cas représentatifs des communautés chrétiennes puisque ce seront les musulmans qui éliront ces députés chrétiens. Le patriarche maronite, le cardinal Nasrallah Sfeir a déjà ouvertement critiqué cette loi. Il a fait valoir qu'elle aurait des conséquences néfastes pour la paix civile. Elle doit selon lui être éliminée tout de suite et une nouvelle plus équitable doit être promulguée.

Or, la réponse des musulmans n'est que très timide, y compris dans les camps Hariri et Joumblatt qui formaient, il y a encore quelques jours, l'opposition contre la Syrie. En effet, la "loi 2000" leur donne, de même que pour les chiites Nabih Berri et le secrétaire général du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah, un clair avantage sur le camp chrétien et leur donnerait dans les faits le pouvoir pour la première fois dans l'histoire du Liban. Les chrétiens ne disposeraient plus en effet que d'une infime parcelle d'influence sur le processus décisionnel nécessaire pour changer l'avenir du pays.

La position du général Aoun, elle, est venue appuyer celle du cardinal Sfeir, insistant par ailleurs sur la nécessité de mettre fin au féodalisme politique et d'instaurer de profondes réformes. Or, les dirigeants musulmans, y compris les Hariri et les Joumblatt actuellement dans le camp de l'opposition, appartiennent à cette classe de féodaux politiques. Il y a donc le risque pour Aoun de faire l'objet de critiques, à la fois de ses alliés d'hier, en plus de devoir affronter ceux de Damas. Ceux de l'opposition (notamment les Hariri et Joumblatt) pourraient quant à eux l'accuser de vouloir s'arroger le leadership chrétien, lui effaçant par le fait même son discours national anticonfessionnalisme. Une telle accusation ne fera que nuire à l'image nationale qu'il a toujours cultivée et minera à moyen terme ses assises en terre chrétienne face aux forces libanaises de Samir Geagea qui, elles, ont toujours été le porte-flambeau du Liban chrétien.

Parviendra-t-il ou non à consolider le mouvement de la rue qu'il a réussi tout de même à s'approprier dernièrement ? Il sera très tôt pour répondre par l'affirmative, car le Liban était et demeure le pays de toutes les possibilités de "dernière minute". Ce qui est sûr, c'est que Washington insiste pour que les élections se déroulent comme prévu le 29 mai, alors que les chrétiens semblent de plus en plus isolés. Or une telle crise si elle n'est pas résolue rapidement, risquerait de mener au raffermissement des discours de toutes les parties voire à une détérioration de la stabilité politique interne causant de graves conséquences sur l'avenir du Liban.

Journaliste indépendant, l'auteur est analyste du Moyen-Orient.