Opinions, jeudi, 3 mars 2005, p. A17
Analyse
À chaque heure qui passe, la pression de la rue monte d'un cran. Les cris de liberté résonnent de plus en plus fort au centre-ville de Beyrouth, place des Martyrs, rebaptisée place de la Liberté par des centaines de milliers de manifestants.
Après la démission d'un gouvernement accusé de tous les maux et d'être à la solde de la Syrie responsable de l'assassinat de l'ex-premier ministre libanais Rafic Hariri, ce sont les troupes de Damas qui font l'objet des exigences de l'opposition libanaise et de la presque totalité de la population libanaise. L'ambiance qui sévit à Beyrouth ressemble à ce que l'Ukraine vient de vivre avant que la démocratie ne triomphe de la dictature et de la tutelle d'un pays voisin. C'est un parfait parallélisme qui s'applique au Liban dans ce qui se passe actuellement. Il suffit pour cela de remplacer la Russie par la Syrie...
En effet, ce petit pays de 10 452 km², fait actuellement la une des journaux du monde, non par la reprise d'un quelconque conflit interethnique ou par des actions terroristes, mais par sa détermination à mettre fin à plus de 30 ans d'une quasi-annexion par son voisin du Nord-Est, la Syrie.
30 ans d'occupation et d'assassinats
Entrée au pays fin 1975, sous les couleurs de la brigade palestinienne "Assaïka", dans le but d'appuyer les Fedayins de Yasser Arafat pour prendre le contrôle du Liban, face à des chrétiens libanais déterminés à ne pas céder leur pays aux Palestiniens, la Syrie changera rapidement de tactique dans une tentative d'amadouer ces mêmes chrétiens. Feu Hafez Al-Assad, le "Bismarck" du Moyen-Orient selon des analystes occidentaux, fit entrer l'armée syrienne en 1976 au Liban pour venir "officiellement" en aide aux chrétiens libanais en détresse pendant que ses troupes massacraient des villages entiers de chrétiens sous le couvert de "Assaïka".
Une fois au Liban, il demanda d'officialiser sa présence en prétendant que c'était à la suite des demandes du gouvernement libanais que ses troupes y sont entrées. Une demande qui, jusqu'à aujourd'hui, ne figure dans aucun registre officiel du Liban, ni de Syrie d'ailleurs ! Pour consolider sa grippe sur le Liban, Assad père demandera la bénédiction des pays arabes en promettant de mettre fin à la guerre "civile", alors que c'était une guerre de Libanais nationalistes contre des Palestiniens !
La Ligue arabe approuve. Ses troupes portent les couleurs de la Force de dissuasion arabe (FAD) dépêchée sur les lieux après que de nombreux affrontements eurent opposé les troupes syriennes aux milices chrétiennes. L'armée syrienne en formera l'écrasante majorité de ce qui était supposé être une force impartiale de dissuasion multinationale arabe. Depuis Hafez Al-Assad a su maintenir ses forces d'occupation au Liban jouant toutes les composantes de la société libanaise les unes contre les autres. Et chaque fois qu'un leader d'une quelconque confession essayait de se démarquer de sa politique et de réclamer la restitution de la souveraineté du Liban, son sort était automatiquement scellé.
C'est ainsi que plusieurs grandes figures de la politique libanaise de toutes les confessions, y compris des présidents, furent assassinées pour avoir dit non à la présence syrienne au Liban. Le 13 octobre 1990, Washington permet à Hafez Al-Assad de franchir le ligne de démarcation chrétienne et de prendre ainsi d'assaut le dernier bastion de liberté, scellant ainsi le sort du général Michel Aoun alors premier ministre par intérim, celui qui s'opposait à l'hégémonie syrienne. La souveraineté du Liban fut le prix payé par George Bush (père) pour amadouer Hafez Al-Assad (père) et l'inciter à joindre la coalition contre l'Irak. Ce qui fut fait.
Le Liban dans l'équation irakienne !
Aujourd'hui, toujours dans un contexte irakien controversé dans le monde arabe, avec un autre Bush à la présidence des États-Unis et un autre Assad en Syrie, le Liban redevient le terrain de bras de fer par excellence pour Washington et Damas. Pour le premier, il est désormais grand temps de mettre un terme au régime baasiste responsable du maintien de la tension non seulement au Liban, mais notamment en Irak où les insurgés passent chaque jour par dizaines la frontière syrienne armés jusqu'aux dents.
La Syrie est également pour Washington le lieu où se réfugient tous les terroristes du monde. C'est également un centre de départ des attaques contre les intérêts de Washington en toutes sortes, y compris les attentats contre Israël comme fut le cas il y a encore deux jours. Alors, comment disloquer un monstre rongé de l'intérieur par la corruption, si ce n'est dans sa seule force restante : le Liban ? C'est là où l'administration américaine a choisi d'agir et pour cause : en épousant les slogans de l'opposition libanaise, Washington envoie un message aux régimes arabes qu'un pays pluraliste comme le Liban peu survivre et servir d'exemple d'entente entre les différentes communautés si toutefois ces communautés sont laissées sans intervention externe dans leurs affaires internes.
De plus, un modèle démocratique libanais servirait la naissance d'un futur État palestinien et justifierait pour de bon l'existence et la pérennité de l'État d'Israël qui n'est reconnu que par trois pays arabes seulement : la Jordanie, l'Égypte et le Qatar. Ainsi, le Liban devient un pays dont la souveraineté est à restituer. L'assassinat de l'ex-premier ministre libanais n'a fait qu'accélérer cette démarche.
Quant à la Syrie du président Bachar Assad, le fils d'Hafez Al-Assad, non seulement est-elle plongée dans des diatribes internes entre la vieille garde et celle qui se dit nouvelle, proche de lui, mais sa dépendance et sa survie dépend sur le Liban duquel elle s'est enrichie. Poumon du régime syrien, le Liban ne peut selon la logique baasiste qu'être la propriété de Damas. D'ailleurs, depuis son indépendance et jusqu'à aujourd'hui, la Syrie n'a jamais reconnu son indépendance et a toujours refusé d'instituer des représentations diplomatiques entre les deux pays, bien que le Liban l'ait réclamé à plusieurs reprises.
Ainsi, perdre le Liban équivaut pour Damas à se faire hara-kiri, d'autant plus qu'un retrait aussi rapide et subit des forces d'occupation syriennes pourrait sonner le glas du régime en Syrie, face aux nombreux courants intégristes islamistes qui essayent d'émerger et que le régime baasiste des Assad continue d'opprimer dans le sang. Les dirigeants syriens le savent et s'activent, depuis que les Libanais jouent les trouble-fêtes avec la bénédiction de Paris et de Washington, pour tenter de démontrer que sans la présence armée syrienne, la paix civile est menacée au Liban et que les combats interethniques reprendraient.
Cet argument, tous les Libanais, chrétiens comme musulmans, le rejettent aujourd'hui sous les couleurs du drapeau libanais et les chants patriotiques de la "place de la Liberté", avec l'espoir que, cette fois-ci, George W. Bush remettra l'horloge de la liberté à l'heure, là où son père l'avait abandonnée à Hafez Al-Assad, il y a maintenant 15 ans !
Alain-Michel Ayache
Journaliste indépendant, l'auteur est analyste du Moyen-Orient.
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