Thursday, March 16, 2006

À l'aube des sons des tambours de guerre

Le Soleil
Opinions, jeudi, 16 mars 2006, p. A17

Moyen-Orient
À l'aube des sons des tambours de guerre

Alain-Michel Ayache

Comprendre vers où se dirige le Moyen-Orient est désormais digne de la meilleure des diseuses de bonne aventure ! Mais là encore, rien n'est sûr ! Est-ce pour autant un échec de "l'initiative" américaine "d'implanter la démocratie" dans cette région du monde ? Ou est-ce malgré tout un espoir qui pointe toujours à l'horizon, aussi timide soit-il ?

À entendre l'un des principaux faucons américains, Richard Pearl, avouer sur l'une des chaînes télévisées des États-Unis que Washington se trouve face à un problème en Irak, et que l'administration s'est trompée dans ses calculs, est en soi annonciateur du degré de désarroi des Américains dans ce dossier.

L'Irak, dont la "libération" du joug de Saddam Hussein devait être un modèle de choix à exporter dans le reste des pays avoisinants, de cohabitation des différentes ethnies qui le composent, tend de plus en plus vers une libanisation.

La logique chiite

En effet, le gain que les chiites ont rapporté lors des dernières élections législatives en Irak leur a donné une légitimité de réclamer plus de pouvoir et durcir leur position vis-à-vis de toute négociation avec les sunnites accusés de vouloir maintenir la doctrine du parti Baas en vigueur. Majoritaires au pays, les chiites cherchent à consolider leurs acquis et à s'accaparer de leur région au sud, riche en pétrole, de quoi leur assurer des rendements et non des moindres. Or, là réside un des noeuds les plus compliqués pour les Américains. En effet, bien qu'officiellement, leur intervention en Irak portait le label de "libération", il n'en demeure pas moins que les richesses pétrolifères de l'Irak constituent une source importante en substitut au pétrole saoudien duquel Washington essaye de se libérer. Pas question alors pour les décideurs américains d'abandonner ces puits à un moment où le prix du baril est en hausse. Pas question de revivre non plus la crise de 1973 ! D'où le problème ! Maintenir les G.I. en Irak, c'est risquer de voir de plus en plus de corps rapatriés au pays et, à moyen terme, un ras-le-bol de la population, qui, du moins, paraît actuellement dans les sondages. Quitter le pays, sans y avoir assurer la sécurité, c'est prouver la faillite de la doctrine Bush et de la stratégie "préemptive" de Washington. C'est également une invitation ouverte aux terroristes de s'attaquer à tous les intérêts américains et occidentaux dans la région et ailleurs...

Double jeu irano-syrien

À ces problèmes américains s'ajoute le double jeu irano-syrien, tant dans la région qu'à l'intérieur de l'Irak même. En effet, conscient de l'importance de la donne chiite irakienne, Téhéran tente d'infiltrer les courants intégristes chiites irakiens, les armer, les entraîner et les endoctriner pour prendre le contrôle du sud du pays, voire au-delà et faire face aux sunnites. De l'autre côté et presque de connivence stratégique, Damas arme et encourage les sunnites à s'opposer aux chiites dans une tentative de compliquer la donne aux Américains afin de pousser le spectre de l'enquête de l'ONU sur l'assassinat de l'ex-premier ministre libanais Rafic Hariri loin du régime et éviter son effritement et son implosion. C'est dans cette même optique d'ailleurs, qu'il faut analyser les manifestations populaires en Syrie et au Liban contre les ambassades du Danemark et de Norvège à la suite de la publication des caricatures de Mahomet, sachant qu'une telle pression sur le Danemark à quelques semaines de sa présidence du Conseil de sécurité de l'ONU pourrait affecter toute décision coercitive à l'encontre de Damas.

Les défis du Hamas

Sur un autre axe, l'accession du Hamas au pouvoir, alors que les dirigeants de ce parti n'avaient pas prévu leur succès, leur pose un défi de taille. Pour réussir à gérer les territoires, avec le peu de moyens dont ils disposent, ils doivent coopérer avec les Israéliens sur nombre de sujets "techniques", comme le faisait l'Autorité palestinienne. Or, tant qu'ils ne renoncent pas à l'idée d'effacer Israël de l'existence et à ne pas reconnaître l'État hébreu, ils se heurteront forcément à Ehoud Olmert. Ce dernier, à quelques jours des élections législatives israéliennes, ne peut que durcir encore plus le ton face au Hamas, à l'instar de ce qu'il vient de faire à Jéricho, afin d'éviter que le vote des Israéliens ne bascule du côté de Benjamin Netanyahu tant que le Hamas maintient sa ligne dure et son slogan inflammatoire à l'égard d'Israël. Ce qui serait à craindre, c'est qu'avec une telle pression occidentale sur le Hamas et leur boycott financier, ses leaders se tourneraient vers des pays arabes tel l'Arabie Saoudite ou vers des groupes ayant un agenda particulier comme le Hezbollah pour pallier à ce manque. Cela se traduirait, entre autres, par la radicalisation de la rue et la prise à partie de l'Occident, comme cela s'est produit à la suite de l'assaut de la prison de Jéricho par Tsahal.

L'Égypte vieillissante

Et, enfin, le géant vieillissant, l'Égypte. Le régime de Moubarak risque de laisser de plus en plus de plumes à chaque élection, face au durcissement des positions des groupements islamistes et notamment les Frères musulmans qui finiront tôt ou tard par prendre le pouvoir si le régime actuel n'arrive pas à encourager la mise en place d'une société civile, moderne et démocratique, comme le demande Washington. Or, là encore, l'administration américaine et les faucons semblent également se tromper de stratégie. Car, implanter la démocratie à l'occidentale dans des pays qui ne connaissent que dictature et tribalisme pour la plupart d'entre eux risque de se retourner contre les Américains et les Occidentaux et produire des effets contraires.

Ainsi, le Machrek arabe se trouve désormais plus déchiré que jamais et à la croisée des chemins. Ni Washington, ni Londres, ni Paris et encore moins Ottawa ne peuvent prédire les prochaines étapes. Les événements dans cette région avancent à pas de guerre et déjà les tambours battent leur plein ! Reste à savoir, du moins pour nous Canadiens, si Ottawa pourra user de son savoir-faire diplomatique et de la tradition canadienne pour essayer de jouer le modérateur en tentant de rapprocher les points de vue dans un temps où ni Washington, ni l'Europe ne semblent détenir la bonne méthode.

La Chaire Raoul-Dandurand tient aujourd'hui à Montréal le colloque "Quel avenir pour le Moyen-Orient ? Entre démocratie et instabilité". www.dandurand.uqam.ca

Alain-Michel Ayache

L'auteur est chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l'UQAM.

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