Opinions, mardi, 15 février 2005, p. A17
Analyse
Rafic Hariri assassiné, la Syrie accusée
L'auteur est analyste et chercheur spécialisé sur les questions du Moyen-Orient
Rafic Hariri, l'ex-premier ministre libanais et entrepreneur milliardaire, a été assassiné hier en début d'après-midi alors qu'il quittait une séance au Parlement. Son convoi de six voitures fortement blindées a été désintégré par la force de l'explosion, la plus forte jamais vue dans l'histoire de la guerre libanaise, et le corps du politicien, déchiqueté. Selon certains experts, plus de 300 kilos d'explosifs ont eu raison de son convoi blindé et équipé de mesures antidétonation des plus sophistiquées. Deux ex-membres de son cabinet Samir Al Jisr et Bassel Fleihan étaient dans sa limousine lors de l'explosion.
La disparition de Hariri est survenue 24 heures à peine après que les États-Unis et la France aient déclaré que la Syrie portera la responsabilité de tout attentat contre sa personne et contre l'autre opposant influent, le druze Walid Joumblatt.
Son assassinat vient porter un coup de massue à l'ensemble de l'opposition libanaise et tout particulièrement aux factions sunnite et druze. Ces dernières s'étaient alliées aux chrétiens dans leur demande de l'application de la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations unies qui réclame le départ des troupes d'occupation étrangères du Liban, en l'occurrence, les troupes syriennes, et la restauration de la souveraineté totale du pays.
Nombreux bras de fer avec Damas
Tout au long de sa carrière politique amorcée en 1992 et jusqu'à sa mort, Hariri a croisé le fer à plusieurs reprises avec les Syriens avant de s'incliner sous la pression damascène. Or, depuis la prorogation de trois ans du mandat de l'actuel président de la République libanaise, Émile Lahoud, fidèle allié de Damas, Rafic Hariri a choisi de démissionner avec ses plus proches alliés notamment le druze Walid Joumblatt pour marquer son opposition à ce prolongement de mandat qu'il a pourtant signé, forcé par Damas.
Depuis la réélection du président Bush et le durcissement du ton de la Maison-Blanche face à la Syrie sur les dossiers irakien et libanais, Hariri est entré en dissidence totale avec le régime de Damas. Il l'a fait avec la bénédiction de Washington, du moins officieusement. On l'a vu s'ouvrir vers l'opposition chrétienne, menant plusieurs visites en Europe et aux États-Unis pour appuyer sa politique locale mais surtout pour catalyser un raffermissement de ton des puissances occidentales face à la Syrie pour l'obliger à quitter le Liban.
De plus, et selon les dires de ses proches, Hariri comptait s'allier à l'opposition chrétienne pour contester l'hégémonie syrienne sur la vie politique du Liban. Son élimination signifie la fin de son bloc parlementaire qui comptait 26 sièges sur un total de 128. Un bloc qui aurait pu, avec ceux du druze Walid Joumblatt et des chrétiens, former la majorité des voix et faire pencher le vote en leur faveur. Un risque pour la Syrie qui désormais vient de disparaître.
Connu pour ses liens avec le président américain George Bush et son amitié personnelle pour le président français Jacques Chirac, Hariri jouait le trouble-fête aux yeux de Damas. Or, dans un contexte de pressions, la Syrie ne pouvait se payer le luxe de perdre la face là où elle se présente comme la plus forte : au Liban. Ceci est d'autant plus important qu'elle est visée par des accusations américaines de complicité avec les insurgés irakiens et pour sa passivité à l'endroit du Hezbollah au Liban.
La Syrie vit au quotidien des troubles sociaux, allant d'une révolte kurde matée dans le sang au soulèvement sunnite circonscrit rapidement par l'emprisonnement de ses chefs. Du fait, Damas surveille de près sa seule bouée de secours et de survie, le Liban, en mettant en place des sbires indéfectibles quitte à utiliser la terreur pour "convaincre" les plus réticents du bien-fondé de sa politique au Liban.
C'est ainsi qu'il y a quelques mois, une voiture piégée, la première depuis la fin de la guerre dite civile au Liban, a failli coûté la vie à un des proches collaborateurs de Joumblatt et allié de Hariri, l'ex-ministre druze modéré Marwan Hamadé. Ce dernier avait démissionné du gouvernement avec ses collègues druzes pour s'opposer au renouvellement du mandat du président qu'ils estimaient inconstitutionnel. L'attentat était un message de Damas pour calmer les humeurs nationalistes du leader druze.
Message aux opposants
Aujourd'hui, l'assassinat de Hariri lance un message ultime à tous les opposants libanais qui cherchent à faire respecter la résolution 1559 du CSNU ; un message signifiant que nul n'est au-dessus de la loi de Damas et de sa politique dans la région. La mort de Hariri indique aux plus tenaces que la Syrie n'est pas prête à délaisser ses privilèges acquis et sa mainmise totale sur le pays des Cèdres.
Mais c'est également pour le régime des Assad une surenchère dont le but serait d'augmenter le plafond de toute éventuelle négociation avec les Américains dans un contexte d'étau qui se referme de plus en plus sur elle. Acculé à se défendre sur le territoire libanais en utilisant les méthodes les plus inhumaines, - celles qu'elle a toujours utilisées au Liban pour monter les communautés les unes contre les autres - , le régime minoritaire alaouite semble tenter désespérément de repousser une fin certaine.
Or, la réaction de la Maison-Blanche à la suite de l'attentat et ses accusations presque directes contre Damas laissent présager que Washington passera à une vitesse supérieure pour l'application de ladite résolution.
Reste à savoir si la réaction de Washington ressemblera à celle servie à l'Irak lorsqu'elle fut sommée d'évacuer ses troupes d'occupation du Koweit. Pour l'instant, bien qu'appuyée par les États-Unis et par la France, la résolution 1559 est rédigée sous le chapitre VI de la Charte des Nations unies et donc ne contient aucune mesure coercitive contre la Syrie qu'elle ne mentionne même pas dans le texte.
La réaction de Washington de demander de convoquer le Conseil de sécurité d'urgence à la suite de l'assassinat de Hariri semble indiquer la volonté des Américains de déposer une résolution à caractère coercitif sous les articles 39, 40 et 41 du chapitre VII de la Charte des Nations unies, permettant ainsi l'usage de la force.
Dans ce cas, cela voudrait dire que le régime baassiste des Assad est dans la ligne de mire des Américains et vit ses derniers jours. Toutefois, le plus affecté par l'attentat sera certainement l'économie libanaise submergée par une dette totale de plus de 35 milliards $. La mort de celui qui a stabilisé et fixé le taux de change de la livre libanaise risque fort de signer la faillite du Liban.