Opinions, samedi, 17 septembre 2005, p. A29
Analyse
Alain-Michel Ayache
De pis en pis. L'Irak semble se diriger droit vers une libanisation et un redesign de sa composante tant géographique que communautaire.
En effet, depuis la guerre de libération des Irakiens lancée par Washington ou la révolution du Cèdre, au Liban, qui a mené au renvoi les troupes d'occupation syriennes, les populations des pays de la région vivent, pour la première fois depuis Sykes-Picot, un avenir incertain quant à une paix redéfinie dans leurs frontières actuelles sur des critères essentiellement américains.
L'avenir incertain !
Ainsi, l'avenir de l'Irak demeure sombre quant à la possibilité de voir naître la démocratie souhaitée par les États-Unis et représentative de l'ensemble de la population. Cela est d'autant plus difficile que les tenants du pouvoir d'hier se voient réduits du jour au lendemain à la catégorie inférieure qu'occupaient les chiites, alors que les Kurdes maintiennent leur combat pour la création d'une entité kurde à part entière. Ils sont les plus farouches adversaires de la constitution d'un projet fédéral en Irak.
Certes, le pétrole est important pour les uns comme pour les autres ; il devient de facto un élément clef de négociation pour un partage équitable. Cependant, coincés dans leurs régions du centre et de l'ouest de l'Irak, les sunnites sont les grands perdants d'une telle répartition. Car, ils seraient à la merci d'ententes politiques avec les chiites et les Kurdes, ce qui les rendrait fragiles dans toutes négociations futures. Ils tentent donc de chambarder cette donne pour s'imposer de nouveau comme interlocuteurs incontournables de l'Occident, des Américains en particulier, question de retrouver leur prestige d'antan. La question ne se limite pas au pétrole, mais sur la façon dont le pouvoir sera exercé.
Présence américaine problématique
Par ailleurs, la présence américaine en Irak et le rôle de cette force, après la naissance de la Constitution, représentent actuellement le noeud du problème, tant pour les Irakiens que pour l'Occident en général. En effet, pour les Irakiens, qu'ils soient chiites ou kurdes, les forces américaines devraient se retirer au profit de leurs forces après avoir consolidé leurs assises sur les territoires qu'elles contrôlent. Or, les sunnites n'accepteront jamais une tutelle américaine continue ni encore moins chiite ou kurde. Les quelques sunnites qui se sont joints aux forces armées irakiennes tentent tant bien que mal de survivre par devoir, nostalgiques de leur passé glorieux. C'est là qu'intervient Zarkaoui pour tenter de chambarder la donne américaine, ce qui n'est pas pour déplaire à de nombreux sunnites "modérés".
Les derniers attentats contre la population chiite et la déclaration de "guerre ouverte" de Zarkaoui contre elle s'inscrivent dans la logique sunnite et laisse présager un avenir des plus sombres pour l'Irak : la coalition actuelle pourrait s'effriter au profit de nouvelles entités confirmées, telle une kurde dans le Nord et une chiite dans le Sud. Selon une telle hypothèse, le triangle sunnite, laissé à lui-même au centre et à l'ouest de l'Irak risque de passer à l'offensive pour avoir accès aux richesses pétrolières ou de succomber à l'occupation américaine. Dans ce dernier scénario, il n'est point impossible d'assister à la libanisation de l'Irak, le point de non retour pouvant bien être le référendum attendu sur la Constitution en octobre prochain.
La Syrie : la carte de Bush contre Zarkaoui
Les inondations qui ont dévasté La Nouvelle-Orléans ont obligé l'administration de George W. Bush à maintenir l'ordre sur le territoire même des États-Unis par une présence militaire accrue, ce qui n'est pas sans compliquer les choses. Comment en effet se maintenir en Irak sans perdre la face tout en répondant aux besoins que commandent la situation intérieure ? Tel est le dilemme actuel du président !
La réponse la plus logique vient alors d'un recalcul "savant" des priorités de l'Administration en matière de politique étrangère et surtout en matière de défense. Une de ses solutions "miracles" serait Damas, mais cela peut présenter quelques inconvénients.
En effet, victime de sa propre politique hégémonique, Damas se retrouve isolée de ses alliés occidentaux d'hier et forcé de collaborer avec Washington pour arrêter le flot de terroristes islamistes qui se livrent à des attaques en Irak à partir de son territoire.
La crise interne que cette situation provoque est telle que le président syrien, Bachar Al-Assad, tente de mettre un terme à la mainmise de la vieille garde du régime de son père, feu Hafez Al-Assad, en assignant à domicile les grands patrons de son service secret. Les observateurs occidentaux les tiennent responsables des multiples massacres perpétrés contre les Libanais mais surtout de l'assassinat du premier ministre Rafiq Hariri.
À cette lourde et dangereuse mission, Bachar fait face à une triple tentative de coup d'État et se bat agressivement sur quatre fronts.
- Le premier, lancé par les anciens, ces membres du parti Baas au pouvoir : jadis sbires fidèles de son père, ils l'accusent aujourd'hui de mollesse dans le dossier libanais et lui reprochent le retrait humiliant de ses troupes du Liban.
- Le second, celui des Frères musulmans, ce groupe intégriste dont son père avait écrasé la rébellion, au début des années 80, en utilisant l'aviation contre ses propres citoyens : il revient aujourd'hui à la charge. Les affrontement reprennent de plus belle contre ces "Jund el-cham" (Soldats du Nord - par allusion au site de la Qa'aba, la pierre sacrée de l'Islam en Arabie Saoudite).
- Le troisième représente une volonté de plus en plus affichée et des combats, circonscrits pour l'instant, de groupements kurdes indépendantistes, encouragés par les Kurdes d'Irak, réclamant leur autonomie et plus de pouvoirs dans leurs régions.
- Enfin, quatrième front, la composante la plus pacifiste, les associations de défense des droits de la personne qui, de plus en plus, s'activent et accusent ouvertement Damas de violations de ces droits. Elles font actuellement l'objet de menaces afin qu'elles se calment.
La carte syrienne de Washington
Ainsi, rien ne va plus à Damas en attendant de voir ce que Washington recherche. En effet, il semblerait que l'Administration américaine soit en train de faire miroiter une entente en coulisse avec Damas en échange de l'évincement de l'ancienne garde - au profit d'une autre jeune et ouverte aux propositions américaines - , mais également de la fermeture hermétique de ses frontières avec l'Irak.
Car, si on veut mettre un terme au régime actuel en Syrie, il faudra trouver une alternative de taille sans trop chambarder l'équilibre interne pour éviter une libanisation de la Syrie ni en perdre le contrôle. Ce qui pourrait aboutir à l'ouverture d'un nouveau front pour les Américains ! D'où la volonté de Washington d'utiliser à son profit le rapport de l'enquête sur l'assassinat du premier ministre libanais Hariri, menée par le représentant de l'ONU, l'Allemand Detlev Mehlis : les résultats à venir de son enquête pourront représenter le coup de grâce espéré par Washington pour mettre un terme au passage des islamistes de la Syrie vers l'Irak. Toutefois, dans l'hypothèse où un accord tacite sur le terrorisme survenait avec Damas, et cela, avant la parution dudit rapport, les accusations pourraient se limiter à des acteurs de second rang.
Dans l'immédiat, l'Irak reste l'otage d'un déchirement interne, masqué malgré lui par une volonté américaine de maintenir une cohésion de plus en plus illusoire.
Alain-Michel Ayache
Chercheur associé à la Chaire Raould- Dandurand de l'UQAM, spécialiste du Proche et Moyen-Orient
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