Opinions, vendredi, 31 octobre 2003, p. A15
La violence à Bagdad ne touche plus seulement les troupes coalisées,
mais aussi de nombreux civils
Ayache, Alain-Michel
En Irak, les attaques sont de plus en plus meurtrières et touchent maintenant non seulement les troupes coalisées, mais aussi les fonctionnaires de l'ONU, de la Croix-Rouge internationale et les populations irakiennes elles-mêmes. Cette recrudescence de la violence touchant les civils rappelle les premières années de la guerre dite civile au Liban, en 1975, où l'on retrouvait une multitude de factions s'affrontant, déstabilisant le pays et provoquant le chaos au profit de régimes étrangers. Faisant le parallèle avec la situation d'aujourd'hui en Irak, on ne peut que remarquer la dislocation du pays au profit de régimes avoisinants, sous l'oeil impuissant des États-Unis.
En plus des baasistes de Saddam, les trois régimes les plus susceptibles d'être touchés, voire fragilisés par cette présence de l'armada américaine, sont l'Arabie Saoudite, l'Iran et la Syrie.
Le premier, jadis allié des différentes administrations américaines, est devenu l'ennemi gênant après les attentats du 11 septembre 2001 ; le second est une source de problèmes pour la stabilité de la rue chiite irakienne et le contrôle des activités du Hezbollah libanais ; et le dernier, le plus subtil de tous ces régimes, le parti Baas de Syrie, bénéficie pour le moment de l'indulgence des "arabistes" au sein de l'administration américaine, malgré les pressions du Pentagone et de la Maison-Blanche pour mettre fin au passage des combattants islamistes à travers les frontières de la Syrie.
Or, si Washington s'est lancé dans cette guerre, ce n'est certainement pas uniquement pour instaurer la démocratie, ni même pour le pétrole ou pour réduire à néant les armes de destruction massive : c'est plus pour se positionner dans la région d'une façon permanente en vue de la préparation des changements géostratégiques et géopolitiques vers lesquels la région semble se diriger après le 11 septembre 2001 et dont les cibles ne peuvent qu'être ces trois principaux régimes hébergeant et finançant les groupuscules terroristes.
L'Arabie Saoudite
Accusé par les Américains d'avoir commandité les terroristes par l'intermédiaire de ses organisations charitables, le royaume wahabite est de plus en plus fragile face aux pressions américaines. En effet, Washington s'est démarqué de Riyad en essayant de se libérer de sa dépendance au pétrole saoudien. Cela s'est concrètement traduit par la décision du Pentagone de faire sortir les troupes américaines du Royaume, alors que des études stratégiques sur des sources alternatives d'énergie et de pétrole faisaient leur entrée dans le cercle des spécialistes et sur l'agenda des décideurs américains. C'est dans cette optique qu'il faut analyser la tournée du président américain en Afrique et son rapprochement avec la Russie pour signer des accords sur l'importation du pétrole, en échange d'un côté d'une aide et d'une implication plus remarquée de Washington en Afrique, et de l'autre, d'un accord de gentlemen avec Poutine pour fermer l'oeil sur les activités de Moscou en Tchétchénie.
En réaction, Riyad cherche à sauvegarder ses assises dans la région, en reprenant de plus belle le contrôle de la rue musulmane et notamment sunnite en Irak, et ce, à travers des organismes intermédiaires ou de personnes. La méthode utilisée rappelle celle que les wahhabites ont usée au Liban, sauf que, cette fois-ci, les chrétiens visés sont représentés pas les troupes américaines.
L'Iran
Depuis l'avènement du régime des ayatollahs en 1979, Washington a perdu une tête de pont importante dans la région ainsi qu'une source pétrolière stratégique. L'impossibilité de Saddam de gagner la guerre contre l'Iran lui a fait perdre sa crédibilité et son utilité pour l'administration Bush père. Pis, les événements du Liban et la naissance du Hezbollah, en 1983, dont certains membres sont responsables des attentats contre les baraques de marines à Beyrouth, ainsi que la réussite de ce groupuscule à mettre fin à la présence israélienne au Sud Liban, ont fait de Téhéran une cible pour Washington.
De plus, les méthodes des Gardiens de la révolution iranienne (les Pasdarans), à l'origine des premières voitures et camions piégés, ont humilié à plusieurs reprises le "Grand Satan". En effet, c'est à Beyrouth que la première voiture piégée a sauté contre des intérêts américains, et c'est le premier camion piégé qui a détruit le quartier général des marines, tuant 241 "gardiens de la paix" dans le cadre d'une mission internationale de maintien de la paix ! Une humiliation qui s'est traduite par le départ immédiat des troupes américaines du Liban sous les coups de feu, de joie, de la population chiite... et l'oeil complice de la Syrie, à qui Washington décida de confier, depuis, la gestion du Liban.
Or, les chiites représentent la majorité de la population en Irak, et à la suite de la dislocation du régime de Saddam, ces derniers cherchent à mettre en place une république chiite islamiste. La présence des Américains, avec leur vision du nouvel Irak pluraliste, ne fait que compliquer leur donne et les marginaliser car l'administration Bush cherchera à mettre au gouvernail chiite, un proche qui, forcément, sera rejeté par la majorité chiite, appauvrie davantage chaque jour, de plus en plus radicalisée et critique des promesses non tenues de Washington.
La Syrie
Pays-clé dans la région alors que feu le président Hafez al-Assad a su alterner le chaud et le froid dans ses relations équilibrées avec l'Union soviétique et les États-Unis, la Syrie s'était taillé une place de choix dans les calculs géostratégiques des uns et des autres en devenant un interlocuteur unique pour la crise libanaise. Or, la mort du président Assad père, surnommé le Bismarck du Moyen-Orient, a ouvert la porte à des excès par sa vieille garde, laquelle gère aujourd'hui la Syrie et le Liban par son fils Bachar. Pour cette garde, tout changement dans le statu quo régional affecterait la Syrie, l'affaiblirait.
Usant de sa politique de division et de terreur, Damas a pu se maintenir et garantir sa mainmise totale sur le Liban. Et c'est ce modèle "libanais" que la vieille garde essaye d'exporter en Irak. D'ailleurs, des rumeurs courent dans les rues de Beyrouth qu'une troupe des commandos d'élites de l'armée libanaise, formée par des officiers et soldats musulmans sunnites et chiites, aurait été envoyée en Irak pour entraîner les insurgés à des opérations de guérilla du type "Hezbollah contre Tsahal". De même, on parlerait d'une présence d'officiers du Hezbollah auprès des populations chiites pour les entraîner pour une guerre d'usure contre "l'envahisseur américain".
En déstabilisant l'Irak, en misant sur un conflit civil, Damas espère inciter Washington à modérer son approche envers la vieille garde, à lui octroyer même un rôle sur le futur de l'Irak, rêve qu'elle chérit depuis que le parti Baas irakien s'est positionné comme adversaire du parti Baas syrien dans les années 70.
Aujourd'hui, que ce soit l'Arabie Saoudite, l'Iran, la Syrie, ou encore des fidèles de Saddam Hussein, l'appel au Jihad est lancé pour contrer la présence américaine en espérant répéter l'exploit d'avoir poussé les marines à quitter, humiliés, le Liban. L'Irak devient alors un terrain idéal pour cette stratégie de terreur, cette libanisation du conflit : les Saoudiens, en finançant la guérilla, les Iraniens, en envoyant des instructeurs aux populations chiites, et les Syriens, en permettant aux combattants sunnites de Syrie et du Liban de pénétrer en territoire irakien avec armes et munitions. Pris au piège, Bush ne peut pas ordonner la fin de l'occupation de l'Irak car ce serait une incitation, pour tous les terroristes du monde, à livrer une guerre contre les intérêts américains, sans compter la perte totale de la crédibilité de la première démocratie au monde, de plus en temps d'élection présidentielle.
Ce qui importe pour l'Occident ne l'est pas nécessairement pour les pays du tiers-monde, pour les islamistes en particulier : exporter le concept de démocratie à l'américaine ! Washington reverra-t-il sa politique vers un régime moins ouvert et moins démocratique, mais mieux adapté aux mentalités de la région ou insistera-t-il pour implanter sa vision d'une démocratie à l'occidentale quand la plupart des Irakiens ont perdu confiance en ces promesses ? Choisira-t-il de revenir, comme lors de la dislocation de l'empire ottoman, à la création d'un nouvel Irak où une sorte de confédéralisme religieux prendra le dessus ? Optera-t-il enfin pour la dislocation de l'Irak et la création de plusieurs nouvelles nations religieusement identifiées ?
L'auteur est analyste politique et chercheur spécialisé sur les questions du Moyen-Orient.
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