IDÉES, mardi, 28 novembre 2006, p. a6
Alain-Michel Ayache
L'assassinat du ministre chrétien Pierre Amine Gemayel, la semaine dernière à Beyrouth, ne fait que confirmer la fragilité de la situation interne aussi bien du Liban que de l'ensemble de la région.
En effet, les bénéficiaires de son meurtre se limitent principalement à deux acteurs régionaux: la Syrie et l'Iran. Et pour cause, le Conseil de sécurité de l'ONU vient de s'entendre à l'unanimité sur la forme officielle du tribunal spécial qui sera mis sur pied afin d'examiner l'affaire de l'assassinat de l'ex-premier ministre libanais Rafic Hariri. Or, que ce soit l'enquêteur onusien Detliv Mehlis ou son successeur Serge Brammertz, les deux semblent envoyer des messages par l'entremise des médias montrant la responsabilité d'un haut placé ou gradé dans le régime syrien dans cette affaire. Certes, bien que le travail premier de ce nouveau tribunal soit celui de traduire en justice les quatre officiers libanais emprisonnés actuellement au Liban, il n'en demeure pas moins que le tribunal peut arriver à montrer officiellement du doigt le président syrien ou un autre responsable de son gouvernement ou des services secrets et demander qu'il soit jugé. Si cela est accepté, cela voudrait dire que le régime syrien sera sujet à des pressions montantes internes, aussi bien d'une opposition islamique écrasée par le sang jusqu'à aujourd'hui que par les plus modérés emprisonnés pour avoir demandé l'application modérée des règles élémentaires de la démocratie comme nous la connaissons ici en Occident, et donc, à terme, le régime finirait par changer d'une façon ou d'une autre.
Des manoeuvres meurtrières
Ainsi, l'ultimatum devient alors pour Damas de ne pas permettre à ce tribunal d'être créé. Pour cela, il suffit que neuf ministres du gouvernement actuel libanais démissionnent ou se désistent pour que le gouvernement perde sa constitutionnalité et chute. Or, quelques jours seulement avant l'assassinat, cinq ministres chiites ont démissionné, dont deux de la mouvance du Hezbollah et trois proches de l'actuel président de la Chambre et patron de l'autre milice chiite «Amal», Nabih Berri. Un sixième ministre, celui-là chrétien orthodoxe proche du président de la République considéré comme l'homme de Damas, se désiste de ses responsabilités gouvernementales. Il fallait donc, selon les tenants de cette thèse, éliminer trois autres ministres soit physiquement soit par persuasion forcée! Ce qui fut fait avec l'assassinat du ministre Pierre Gemayel qui était également député. Or, une autre opération était également passée inaperçue et qui visait un autre ministre chrétien également, Michel Pharaon, qui était absent de son bureau lorsqu'une voiture est passée à proximité et que ses occupants ont tiré sur son local sans pour autant faire de victimes, comme s'il s'agissait d'une intimidation qui le pousserait à se désister...
L'importance de ce combat réside également dans le fait que même si le gouvernement réussit à résister et à maintenir sa légitimité et sa légalité, il ne peut qu'approuver la mise en place de ce tribunal, mais c'est au parlement de ratifier cette décision. Or, la question principale qui se pose aujourd'hui, est celle de savoir si le Hezbollah va permettre par la voix de son «ennemi-concurrent» d'hier, aujourd'hui son délégué pour toute négociation avec le gouvernement libanais, Nabih Berri, président du législatif, de convier les députés à une telle séance. C'est là justement que les intérêts syriens s'entrecroisent avec ceux de l'Iran. En effet, pour ce dernier pays, l'objectif premier est de maintenir et de reconstituer la force du Hezbollah largement affectée par sa guerre contre l'État hébreu, mais également de consolider sa position sur l'échiquier libanais devant la détermination américaine de mettre un terme au programme nucléaire de l'Iran.
Le pari
Ainsi, entre d'un côté l'interprétation syrienne des paroles du nouveau secrétaire de la Défense américain, M. Gates, sur la nécessité d'inclure la Syrie et l'Iran dans les pourparlers en Irak pour garantir la paix et, de l'autre, les démarches syriennes et iraniennes pour se rapprocher de l'Irak et pour s'imposer sur la scène irakienne fragile, le régime de Damas semble avoir pris le pari dangereux d'essayer de sauter sur cette «ouverture» en menant une nouvelle campagne de terreur et de déstabilisation du Pays du Cèdre pour s'imposer aux yeux de l'Occident comme seul garant de cette stabilité «perdue depuis le départ forcé et humiliant de ses troupes du Liban en 2005». S'il réussit, cela équivaudrait à un retour en arrière et à l'instauration d'une donne dangereuse pour l'ensemble de la région. S'il perd, cela sera le début de la fin de l'ère de Assad fils... sans pour autant que ce soit la fin du régime alaouite, qui, malgré tout, semble encore représenter une plus grande stabilité pour la realpolitik américaine qu'un régime syrien islamiste.
Alain-Michel Ayache
Spécialiste du Proche et Moyen-Orient, département de science politique, Université du Québec à Montréal
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