Opinions, jeudi, 22 décembre 2005, p. A17
Analyse
Le Liban, encore une fois monnaie d'échange
Rien ne va plus au Proche et Moyen-Orient ! Le président américain George Bush a beau dire que la situation s'améliore avec les dernières élections irakiennes, la réalité prouve chaque jour qu'il est loin d'avoir gagné la partie et pour cause : l'absence d'un plan cohérent pour le maintien de la stabilité dans cette région du monde.
Dernière déstabilisation de taille, l'assassinat du parlementaire et patron du plus grand quotidien indépendant au Proche et Moyen-Orient, An-Nahar, Gebran Tuéni. Cet homme dont la plume avait l'effet d'une épée tranchante était l'un des principaux leaders charismatiques qui ont largement contribué au mouvement du 14 mars 2005 qui a mené à la sortie humiliante des troupes d'occupation damascènes du Liban.
Assad menace de déstabiliser le Moyen-Orient
Cet assassinat sauvage qui a eu raison de Tuéni survient au lendemain des déclarations fracassantes du président syrien Bachar al-Assad sur la chaîne de télévision russe. Assad avait menacé de déstabiliser le Moyen-Orient si la Syrie était acculée au mur des accusations du rapport Mehlis, l'envoyé des Nations unies pour enquêter sur l'assassinat de l'ex-premier ministre libanais Rafic Hariri le 14 février passé.
Or, la veille de l'assassinat de Tuéni, Detliv Mehlis remettait son second rapport au Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, dans lequel il soulignait la non-coopération des autorités syriennes avec l'enquête. Il déposait par ailleurs sa démission de cette enquête pour des raisons officielles de fin de mandat, alors que dans les cercles diplomatiques on parle de raisons de sécurité. D'ailleurs, aucun autre juge ne semble avoir accepté cette charge. En effet, il semblerait que la vie de Mehlis soit en danger au Liban et dans la région avec la série d'assassinats récents. Une démission qui pourrait signer la fin des poursuites contre la Syrie d'une manière efficace et ce pour les raisons suivantes :
Premièrement, Mehlis a souligné dans son rapport que tous les documents secrets concernant les activités illicites des services secrets syriens au Liban auraient été brûlés par les autorités syriennes dans une action pour effacer tout lien de crime liant les personnalités haut placées du régime au meurtre de Hariri.
Deuxièmement - et c'est là le noeud principal du problème et qui mine la crédibilité aussi bien du président américain que des Européens - la Russie et la Chine, à qui l'Algérie s'est jointe, ont dénoncé la politique de pressions américaines sur la Syrie. Il semblerait même que la Chine et la Russie auraient menacé de veto toute résolution contre Damas. Ce n'est pas alors étonnant de voir que la dernière résolution 1644 du Conseil de sécurité de l'ONU qui fait suite au second rapport de Mehlis, est moins coercitive vis-à-vis de Damas que ne l'espéraient les dirigeants libanais. Cette résolution ne nomme même pas officiellement la Syrie et ne la met pas directement en cause dans l'assassinat de l'ex-premier ministre libanais, Hariri, bien que le second rapport de Mehlis note que tous les fils pointent vers de hauts responsables syriens.
L'administration bush n'a pas besoin d'un front à l'est de l'Irak
La raison de ce langage diplomatiquement qualifié de doux, est que dans l'état actuel de la région et de la situation instable en Irak, l'administration Bush n'a pas besoin d'un nouveau front à l'ouest de l'Irak, en l'occurrence la Syrie. En effet, dans l'absence de toute solution viable et sérieuse au régime actuel des Assad en Syrie, Washington préfère le maintenir à la tête de son pays tout en l'affaiblissant. Ce faisant, l'administration américaine évitera que les Frères musulmans ne prennent le contrôle de la Syrie, ce qui garantira encore moins la sécurité à la frontière est avec l'Irak et ouest avec le Liban.
Or, maintenir Assad au régime en Syrie, c'est surtout maintenir les principaux accusés des assassinats contre Hariri et Tuéni, à savoir, Assef Chawkat, le beau-frère du président syrien et Maher al-Assad, frère de l'actuel président. Une décision, qui, si approuvée par Washington, signifierait une nouvelle série d'attentats et d'assassinats d'hommes politiques et de journalistes libanais qui ont osé défié le régime de Damas, de sorte qu'après l'assassinat du dernier "indésirable" sur la liste des meurtriers syriens, la politique interne libanaise devient sujette à des luttes fratricides entre communautés, rappelant le spectre d'une nouvelle guerre civile... qui, dans la logique damascène, garantira une nouvelle entrée fracassante de ses troupes d'occupation pour encore une fois "officiellement" maintenir la stabilité et la paix au Liban.
Toutefois, si cela se concrétise, cette nouvelle entrée serait l'équivalent de l'arrivée d'un nouveau Pol Pot, et le Liban perdra définitivement sa raison d'être et son indépendance. Or, déjà, les principales forces chiites au Liban, le Hezbollah et le Parti Amal boycottent le gouvernement libanais et s'opposent à toute résolution antisyrienne. Deux partis qui sont les seuls à encore disposer de tous leurs arsenaux militaires !
Alain-Michel Ayache
Chercheur associé à la Chaire Raoul Dandurand de l'UQAM, analyste du Proche et du Moyen-Orient
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