Thursday, January 24, 2008

Réplique à Stefan Winter: La nature du danger que représente l'Iran

Le jeudi 24 janv 2008

LE SOLEIL - RÉPLIQUE

La nature du danger que représente l'Iran

Alain-Michel Ayache

Spécialiste du Proche et Moyen-Orient
Département de Science politique, Université du Québec à Montréal

(À Stefan Winter) — Le 15 janvier, sur ce site du journal Le Soleil, M. Winter a critiqué l'incident des speedboats iraniens face à la marine américaine que j'ai rapporté. Or, j'avais bien précisé que cette provocation iranienne, et c'en est une, représentait «une indication que l'Iran n'allait pas rendre les choses faciles à Washington»! En d'autres termes, il est connu que dans les relations internationales, un bras de fer entre deux protagonistes peut se refléter souvent par des provocations ayant, entre autres, la forme d'une pseudo confrontation telle que opérée par ces bateaux iraniens.

L'Iran face au monde arabe

Lorsque je parle de danger iranien et de l'axe en gestation, c'est principalement du rôle que l'Iran tente de jouer dans la région du Golfe et le monde arabe du Machrek en particulier à travers les minorités/majorités chiites dans ces pays, dépassant le seul cadre de «coopération» irano-libanaise, pour englober l'ensemble des populations chiites dans ces pays.

Ce ne sont pas les incidents qui manquent! D'ailleurs, à lire les éditoriaux des journaux arabes de la région et à écouter les émissions d'affaires publiques des chaînes arabes, un observateur peut se rendre compte que les dirigeants arabes sont plus qu'inquiets de la politique de Téhéran dans leurs pays. Je peux vous référer à une multitude d'articles de journalistes arabes dont l'éditorial de Tariq Alhomayed, rédacteur en chef du quotidien moyen-oriental (saoudien), «Al-Sharq Al-Awsat», qui, en date du 15 novembre 2007, estimait déjà que «(…) Les alliés et collaborateurs de Téhéran déchiraient la capitale libanaise (…). En même temps, Téhéran occupe le cœur de l'Irak et les périphéries (…) Téhéran est (…) responsable de la division du rang palestinien (…)».

La subtilité du langage «politique» du rapport du NIE

Deuxièmement, et parlant du dossier nucléaire de l’Iran, une lecture entre
les lignes du rapport du National Intelligence Estimate (NIE) nous donne une
idée assez claire sur la validité de ce rapport. À bien lire les définitions
du lexique présenté dans ce même rapport, l’on se questionne sur la validité
des affirmations avancées, car le NIE laisse toujours ouverte la possibilité
d’une reprise des activités nucléaires militaires en Iran : «Nous n'avons
pas les renseignements suffisants pour juger avec certitude si Téhéran est
disposé à maintenir la halte de son programme d'armes nucléaires
indéfiniment tandis qu'il pèse ses options, ou s'il fixera ou l’a déjà fait
les dates limites ou les critères spécifiques qui l'inciteront à remettre en
marche le programme».

Et si l’on considère le premier point du rapport sur l’Iran : «nous
évaluons avec certitude élevée que jusqu'à l’automne 2003, les entités
militaires iraniennes travaillaient sous la direction de gouvernement pour
développer les armes nucléaires», ainsi que le troisième : «nous évaluons
avec certitude modérée que Téhéran n'a pas remis en marche son programme
d'armes nucléaires en date de la mi-2007, mais nous ne savons pas s'il
prévoit actuellement développer les armes nucléaires », tout en prenant en
compte la définition des termes telle que précisée dans le lexique du même
rapport : « Nous employons des expressions telles que nous jugeons, nous
évaluons, et nous estimons (...). Dans tous les cas, les évaluations et les
jugements ne sont pas prévus pour impliquer que nous avons «la preuve» qui
démontre que quelque chose est un fait ou qui lie définitivement deux
articles ou issues», l’on se retrouve avec un rapport qui nous laisse dans
le vague presque total où tout est matière à spéculation!

À cela s’ajoute l’analyse d’Henry Kissinger («Misreading the Iran Report»,
Washington Post, jeudi, 13 décembre 2007, page A35) qui souligne avec raison
la politisation du rapport du NIE pour nuire exprès à l’Administration Bush
tout en mettant l’emphase sur le stock du matériau fissile tel que mentionné
dans le rapport et dont l’accumulation est sans doute assez élevée pour
craindre une possibilité réelle pour l’Iran de développer à court termes des
ogives non conventionnelles !

Le jeu de l'Iran parmi ceux des «Grands»

Il est clair que la politique étrangère américaine prend en premier ses intérêts dans la région du Moyen-Orient. Nul ne conteste la soif américaine pour le pétrole, ni même sa volonté d'asseoir indéfiniment sa vision sur l'ensemble de la région. Or, les échecs accumulés en Irak ont donné du souffle à ses adversaires et notamment aux pays aux prises avec les pressions internationales sous la direction américaine, tels que l'Iran et la Syrie.

À cela s'ajoute un Poutine plus que jamais soucieux d'asseoir sa propre notoriété sur la région pour redonner à la Russie un siège d'honneur face à une Chine qui de plus en plus se taille une place de choix, tant au niveau économico-commercial que politico-militaire. Le tout sur un fond de branle-bas de combat d'une diplomatie française soucieuse de regagner sa place sur l'échiquier moyen-oriental face à l'échec américain.

Ainsi, la politique d'endiguement que Washington tente de mettre en place rencontre certes, encore, des difficultés avec la multitude d'acteurs internationaux, bien que l'ensemble des pays, que j'ai cités dans mon premier article, ne peuvent qu'acquiescer à une Realpolitik que les circonstances imposeront dans un scénario de guerre régionale, car il y va en premier de leur survie !

La variable iranienne !

Finalement, il est clair qu'Ahmadinejad a un pouvoir limité. Mais, même si c'est le Guide Suprême Ali Khamenei qui souffle le chaud et le froid, il n'en demeure pas moins que Ahmadinejad représente cette même ligne dure des mollahs et peut être considéré à juste titre comme un personnage dangereux, car dans un scénario d'une montée d'une opposition modérée forte en Iran, les mollahs se trouveraient sans doute dans l'obligation d'utiliser la méthode forte de la répression et du durcissement de ton voire même d'une possibilité de déclenchement d'un conflit dont Ahmadinejad sera l'exécuteur en chef.

À défaut, Khamenei peut destituer l'actuel président et le remplacer par un modéré pour donner l'image que l'Iran se modère et calme le jeu avec l'Occident en général et les Américains en particulier. Or, la question demeure celle de savoir si l'Iran persistera avec son programme nucléaire militaire en silence comme il l'a fait depuis un bout de temps… Et comme le dit bien Henry Kissinger : «Est-ce que nous courons le risque de nous trouver avec un adversaire qui, à la fin, est d'accord pour arrêter la production de matière fissile, mais insiste pour maintenir la réserve existante comme menace potentielle ?»



Tuesday, January 15, 2008

Pourquoi l'Iran représente un danger pour le monde

Le Devoir
IDÉES, mardi, 15 janvier 2008, p. a7

Pourquoi l'Iran représente un danger pour le monde

Alain-Michel Ayache

A priori, quelqu'un qui pose cette question est souvent accusé d'anti-iranisme primaire, mais surtout d'être sur le payroll des services secrets américains! Or, il est tout à fait légitime de parler de danger émanant de Téhéran et qui pourrait même être imminent et pour cause!

Premièrement, nul n'ignore que la dynamique actuelle au Proche et Moyen-Orient est non seulement conflictuelle, mais surtout explosive et capable d'affecter l'économie mondiale à cause notamment du pétrole. À cela s'ajoute le jeu trouble fait de Mahmoud Ahmadinejad dont le bras de fer avec Washington commence à prendre des tournures de compte à rebours avant une confrontation armée entre l'Iran et les États-Unis. D'ailleurs, les dernières manoeuvres de bateaux rapides iraniens dans les eaux du Golfe face à la marine américaine sont en soi une indication que les Iraniens ne rendront pas les choses faciles aux Américains.

La course à la nucléarisation

Deuxièmement, malgré le fait que le dossier nucléaire iranien n'est pas techniquement assez développé pour représenter une menace pour la sécurité du monde, il n'en demeure pas moins qu'il a poussé le monde arabe à vouloir se nucléariser, menant ainsi indirectement la région à une course pour le réarmement sophistiqué, voire à la longue, nucléaire!

D'ailleurs, cela s'est presque concrétisé récemment avec la signature entre Paris et Alger d'une entente pour la construction d'une centrale nucléaire «civile» pour pallier la demande grandissante en énergie productive! Or, voilà que le président français Nicolas Sarkozy récidive: cette fois-ci, c'est en pleine région du Golfe où il devrait signer une entente avec les Émirats arabes unis pour la construction d'une centrale nucléaire visant à répondre à la demande énergétique dont les Émirats ont besoin - du moins officiellement - pour répondre à la demande locale des industries.

Toutefois, là où la thèse de la course à la nucléarisation de la région semble se mettre en place, c'est bel et bien avec les deux demandes supplémentaires que Paris vient d'obtenir: l'une en provenance de Riyad (Arabie saoudite) et l'autre de Doha (Qatar), de quoi rendre perplexe les Américains, au grand plaisir de la diplomatie française!

Téhéran-Damas ou l'axe du mal

Troisièmement, le tandem Téhéran-Damas représente l'axe du mal par excellence pour la déstabilisation tous azimuts de la région. En effet, cette alliance stratégique entre Ahmadinejad et Assad semble être, pour les Américains, une tentative machiavélique qui vise à étendre la tension et les conflits à l'ensemble des pays de la région tant et aussi longtemps que Téhéran et Damas n'auront pas obtenu des concessions diplomatiques de la part des États-Unis.

Des concessions qui peuvent se traduire pour Téhéran par un contrôle maritime du golfe «Persique», mais surtout par l'achèvement du programme nucléaire «civil», dans une tentative de mettre une fin à la domination sunnite de la région. En soi, cette option ne déplaît pas tout à fait à Washington, dans la mesure où l'axe chiite en gestation pourrait mettre un terme, ou du moins s'opposer, à la montée sunnite intégriste dans la région dominée par les sunnites principalement depuis la chute du Shah en 1979.

Faut-il rappeler que les auteurs des attentats du 11-Septembre étaient tous sunnites et la plupart saoudiens?! Or, le problème qui existe actuellement ne réside pas dans la nucléarisation «civile» de l'Iran, mais plus dans la personnalité misogyne de son président, qui lui, aurait éventuellement un jour le doigt sur le bouton! Ce qui pousse les stratèges américains à lui trouver un remplaçant.

Or, le problème réside dans le fait que depuis leur retrait forcé d'Iran en 1979 et la fameuse crise des otages qui a suivi l'avènement de l'ayatollah Khomeiny au pouvoir, Washington et notamment la CIA ont perdu tous leurs «atouts» sur le terrain iranien. Toutefois, aujourd'hui, il semblerait que des alternatives à Ahmadinejad peuvent se trouver dans les personnes des modérés en Iran même, tel l'ex-négociateur en chef du dossier nucléaire iranien et opposant politique d'Ahmadinejad, Ali Larijani, qui a l'intention de se présenter dans les prochaines élections législatives au mois de mars. Dans un cas de succès, il ne serait pas étonnant que le bras de fer entre Washington et Téhéran s'estompe surtout si Larijani accédait plus tard à la magistrature suprême de l'Iran.

À regarder de près la carte de la région, l'on s'aperçoit que les Américains tentent actuellement coûte que coûte de pratiquer la politique de l'endiguement de l'Iran. D'ailleurs, au Nord-Ouest, la Turquie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, tous alliés des États-Unis, et à l'Ouest, l'Irak et au Sud-Ouest les pays du golfe Arabo-Persique répondent à l'appel de Washington comme en témoigne la visite récente du président Bush dans la région et les ventes d'armes sophistiquées américaines à ces pays.

Au Nord-Est, le Turkménistan et l'Afghanistan sont inconditionnellement à la merci des aides américaines... et canadiennes, alors que la seule variable restante située au Sud-Est de l'Iran- le Pakistan -, et qui pourrait représenter un danger pour cette politique d'endiguement américaine, semble se diriger droit vers la chaos ou l'État d'urgence à la suite de l'assassinat de l'ex-premier ministre Benazir Bhutto. Si dans les semaines à venir, la démocratie reprend son chemin à Islamabad, ou si l'État d'urgence est instauré d'une main de fer, le Pakistan pourrait boucler la boucle autour de l'Iran qui sera ainsi complètement isolé. Si, par contre, le président Moucharraf échoue dans sa tentative de regagner le contrôle de la sécurité du pays, le Pakistan pourrait alors virer vers le chaos et une guerre civile, rendant caduque un endiguement total de l'Iran!

Alain-Michel Ayache : Spécialiste du Proche et Moyen-Orient et professeur au département de science politique de l'Université du Québec à Montréal