Opinions, samedi, 7 janvier 2006, p. A25
La région risque de plonger dans l'instabilité
Ayache, Alain-Michel
Luttant pour sa survie, la vie d'"Arik" ne tient désormais qu'à un fil qui s'amenuise. S'il disparaît, cela créera un vide sans précédent dans la vie politique israélienne et mettra un frein brutal au processus de paix pour l'immédiat. Une majorité d'Israéliens avaient choisi de soutenir la politique de Sharon pour parvenir à la paix. S'il ne devait pas revenir en politique, le défi de son allié et partenaire dans Kadima, Shimon Peres, sera de maintenir cette confiance des Israéliens envers Amir Peretz, ce jeune leader syndicaliste qui l'a vaincu à la direction du Parti travailliste.
À ce risque de virage à gauche, Kadima doit également affronter le Likoud de Benyamin Nétanyahou plus radical que jamais partisan d'un retour à l'idée d'un "Eretz Israel" abandonnée par Sharon. Une idée qui pourrait séduire les "sharoniens" si les Palestiniens de la rue deviennent plus radicaux, si Hamas prend le dessus sur l'Autorité palestinienne. Le paysage politique israélien est devenu incertain ; or, les préparatifs pour les élections législatives sont officiellement maintenus malgré l'absence de Sharon.
Figure controversée
Avec la fin de "l'ère Sharon", Israël perdra un de ses piliers. Figure controversée, "Arik" était considéré comme un héros national, un des derniers champions de la paix après la disparition de son ennemi de toujours, Yasser Arafat. D'ailleurs, si la décision de Sharon de se retirer de la bande de Gaza n'est survenue qu'après la mort de ce dernier, c'est qu'il attendait une nouvelle génération de politiciens palestiniens.
Au moment où la région vit de grands changements, alors que le fondamentalisme musulman gagne du terrain dans les pays avoisinants (notamment en Égypte et dans la bande de Gaza), la vision de Sharon pour la construction du mur devenait pour de nombreux Israéliens une vision stratégique pour la défense de l'État hébreu.
Trois axes à surveiller
L'axe Hamas-Autorité palestinienne : si, comme le confirment les dernières élections, le Hamas conforte ses positions avec une assise populaire de plus en plus grande dans Gaza et la division du Fatah (le groupement de Yasser Arafat dont les cadres forment l'actuel Autorité palestinienne) entre d'une part, la vieille garde proche de la lignée d'Arafat et de l'actuel président Mahmoud Abbas, et de l'autre, les jeunes loups plus durs vis-à-vis d'Israël, la tendance serait alors un glissement vers une union de fait stratégique sur le terrain avec le Hamas pour miner les pourparlers de paix et maintenir la tension entre Palestiniens et Israéliens.
Par contre, si le parti Kadima réussissait tout de même à gagner les élections législatives de mars prochain en Israël, l'héritage de Sharon en matière de paix pourrait se perpétuer à travers son nouvel allié, l'autre héros de la paix, Shimon Peres, qui a quitté le Parti travailliste pour s'unir à son ancien rival Ariel Sharon dans cette nouvelle vision de paix entre les peuples.
L'axe Égyptien : c'est l'un des axes les plus importants pour Israël. Le Caire était la première capitale arabe à signer la paix avec Israël. Un accord qui a mené aux développements des relations entre les deux États bien que, sur le terrain, les choses sont restées plutôt limitées à quelques aspects pratico-pratiques, tel le tourisme. La disparition de Sharon mettra plus de pression sur l'actuel président égyptien dans sa lutte acharnée contre la montée de l'intégrisme musulman dans son propre pays dans le cadre de la "démocratisation" de l'Égypte.
Par contre, si le Likoud prenait le pouvoir avec Benyamin Nétanyahou comme premier ministre d'Israël, les relations avec l'Égypte prendraient un virage différent, ce qui pourrait affecter la stabilité régionale d'autant plus que Nétanyahou s'était levé contre Sharon pour sa décision de libérer la bande de Gaza. Certains craignent que Nétanyahou élu, il puisse aller jusqu'à créer une situation de conflit avec les Palestiniens pour justifier une nouvelle incursion dans Gaza ! Ce qui amènerait la population égyptienne à se soulever contre le président Moubarak. La situation retournerait alors à ce qu'elle était avant le décès d'Arafat... et un froid s'installerait dans les relations israélo-égyptienne.
L'axe irano-syrien : si un axe risque d'enflammer la région, c'est bien celui de Damas-Téhéran. En effet, accusé par la communauté internationale d'être derrière l'assassinat de l'ex-premier ministre libanais Rafic Hariri et du magnat de la presse libanaise, le député Gebran Tuéni, Damas influence les factions armées palestiniennes au Liban pour le déstabiliser et il pousse leurs combattants à lancer des attaques à la roquette contre le Nord d'Israël. Or, si Tsahal répond à chaque attaque d'une manière ciblée et limitée, c'est principalement à cause de la politique d'Ariel Sharon. La grande inconnue serait de connaître la réaction de Nétanyahou en pareille situation s'il était élu.
Autre inconnue de taille, le Hezbolla, soutenu et armé par l'Iran : ce groupement armé chiite, posté aux limites nord d'Israël, ne rate pas une occasion de perturber la frontière lorsqu'il a une politique précise à mettre de l'avant sur la scène internationale. Il ne serait pas étonnant qu'il observe d'abord une trêve avec Tel-Aviv pour prendre le pouls d'Israël avant de décider de la suite. Le scénario le plus pessimiste serait un affrontement Nétanyahou-Hezbollah qui pourra plonger la région en entier dans le chaos.
Le défi américain
Le grand perdant avec l'éventuelle disparition d'Ariel Sharon, ce sera le président George W. Bush, qui perdra un allié de taille, un poids lourd de la politique régionale alors que les États-Unis cherchent à consolider ses assises en Irak et dans la région par "l'encouragement" à une "démocratisation" tous azimuts. Cette politique, bien qu'elle ait prouvé son efficacité dans certains cas, demeure fragile face à la montée du fondamentalisme musulman. L'arrivée éventuelle de Nétanyahou à la tête du gouvernement israélien pourrait sérieusement affecter la suite du processus de paix et imposer une nouvelle dynamique, laquelle ne serait pas nécessairement favorable à la politique actuelle de l'administration Bush.
Le Proche et le Moyen-Orient ne seront plus les mêmes après la disparition d'"Arik". Une époque est désormais révolue !
Alain-Michel Ayache est Chercheur associé à la Chaire Raoul Dandurand de l'UQAM, analyste du Proche et Moyen-Orient