Opinions, jeudi, 7 avril 2005, p. A17
Alain-Michel Ayache
Depuis que Damas s'est vu forcée de quitter le Liban après 30 ans d'occupation, le régime des Assad semble plus fragile que jamais.
En effet, à en croire les quotidiens arabes et notamment ceux en provenance du Koweït, il semblerait que certains hauts gradés des services de sécurité syrienne, dont la majorité étaient déployés au Liban, chercheraient à trouver refuge pour leurs familles dans des capitales européennes. Londres semble être leur choix de destination. Toutefois, ces mêmes médias arabes précisent que les autorités britanniques auraient refusé d'octroyer le statut de réfugiés politique à ces personnes, mais que des avocats et hommes d'affaires arabo-britanniques travailleraient activement pour acheter des demeures ou même pour investir à Londres afin de permettre aux responsables syriens en question d'avoir un visa de long séjour.
Ces informations, bien qu'elles ne soient pas tout à fait confirmées par les milieux britanniques, annoncent néanmoins le spectre de la chute du régime des Assad. D'ailleurs, nul n'ignore les visées de l'ancien grand patron du service secret syrien au Liban, le général Ghazi Kanaan, actuellement chef de la sécurité politique en Syrie, de rétablir la mainmise syrienne selon la doctrine de feu Hafez Al-Assad (père) non seulement sur le Liban, mais surtout sur la Syrie, aujourd'hui secouée par ce retrait du Liban.
Ce maniaque des méthodes répressives les plus inhumaines est même capable de mener un coup d'État contre l'actuel président Bachar Assad (fils) pour prendre le contrôle de Damas. D'ailleurs, de nombreuses rumeurs courent les rues de Beyrouth et des principales capitales européennes, selon lesquelles le putsch contre les Assad aurait été bel et bien entamé à Damas, forçant ses proches à quitter la capitale pour se réfugier dans la région alaouite d'où ils sont originaires.
Rumeurs venant de Damas
Spéculations, rumeurs ou début d'une révolution ? Ce qui est clair pour l'instant, c'est que le retrait forcé des troupes d'occupation syrienne du Liban ont provoqué un séisme politique en Syrie.
En effet, le pouvoir alaouite minoritaire en Syrie et contrôlant tous les rouages de la machine militaro-politique du pays à travers le Parti Baath (parti cousin de celui de Saddam Hussein) a été, dans les années 80, à maintes reprises, sujet à des coups de la part de la majorité sunnite. Hafez Al-Assad les avait étouffés dans le sang, n'hésitant pas à lancer ses chasseurs-bombardiers contre sa propre population. Aujourd'hui, la sortie humiliée du Liban à laquelle s'ajoutent les pressions internationales de Paris, de Washington et de l'ONU donnerait un nouveau souffle à ces sunnites pour réclamer la fin de la dictature syrienne.
Le sang coulera à flot
Advenant une telle dislocation de Damas, le sang coulera à flot car, d'un côté, l'ancienne garde fidèle aux enseignements de Hafez Al-Assad (et à la tête de laquelle siège aujourd'hui Ghazi Kanaan) cherchera à étouffer par la force tout soulèvement, quitte à déstabiliser le Liban après son retrait final prévu pour le 30 avril. Cela lui permettra de réduire la pression occidentale sur la Syrie craignant que le Liban ne replonge dans une "guerre civile".
De l'autre, Bachar Assad et les membres de sa famille qui détiennent des postes clefs chercheraient à maintenir leur propre pouvoir devant le parti Baath, mais aussi devant l'ancienne garde, en essayant d'introduire, s'il le faut, un semblant de démocratie afin de calmer les pressions occidentales. Il y a également les Frères musulmans. Ce groupement intégriste sunnite (auquel Maher Arar appartiendrait) chercherait à se soulever contre le pouvoir alaouite, regroupant les deux premiers.
Trois scénarios possibles
Si les premiers l'emportent, le Liban replongera dans la tourmente et l'Irak risquera la libanisation, piégeant ainsi les forces américaines, à l'instar de ce qui s'est passé en 1983 à Beyrouth. Si les seconds l'emportent, la Syrie pourra entrer dans une nouvelle phase pro-occidentale où des prémisses de démocratie pourraient voir le jour mais tarderaient à y être appliquées. Toutefois, les investissements américains et européens n'hésiteraient point à s'y aventurer.
Enfin, si ce sont les Frères musulmans qui finissent par avoir raison du régime des Assad et le mettent hors combat, c'est l'ensemble de la Syrie qui plongera dans le sang et le chaos. Les premières victimes seraient, comme toujours, les minorités chrétiennes et juives, suivies des Alaouites. Cependant, ces derniers pourraient se créer un État à part. D'ailleurs, ce schéma a toujours été prévu par Hafez Al-Assad si son pouvoir venait à être évincé. Il aurait ainsi bâti un État alaouite au sein de la Syrie, protégé par une armée alaouite entraînée et équipée d'armements des plus modernes.
Ainsi, la question principale aujourd'hui est celle de savoir si Bachar Assad résistera ou non à son retrait humiliant de Beyrouth. La question est plus que jamais d'actualité dans les cercles des décideurs américains et européens. Car tout changement au régime syrien signerait la fin de la carte géopolitique moyen-orientale dessinée par Sykes-Picot. Serait-ce cela l'objectif final de l'administration Bush ?
Alain-Michel Ayache
Journaliste indépendant, l'auteur est analyste du Moyen-Orient.