Friday, March 21, 2003

Le prélude d'une nouvelle ère au MO

Le Soleil
Opinions, vendredi, 21 mars 2003, p. A19

La guerre en Irak
Le prélude d'une nouvelle ère au Moyen-Orient

Ayache, Alain-Michel

Le message essentiel que Washington fait passer aux dirigeants du monde arabe, et aux autres, c'est non seulement sa détermination à bouter Saddam Hussein, mais surtout celui de signaler à ses anciens alliés - particulièrement saoudiens - qu'ils avaient commis l'erreur de soutenir les actions terroristes sur le sol américain.

Cette politique américaine découle du 11 septembre. Elle vise à mettre fin au terrorisme islamiste, à sécuriser l'économie mondiale, et notamment américaine.

" Le pétrole, toujours le pétrole ! ", disent toujours les intellectuels arabes. " Si au moins Washington pouvait être honnête et avouer pourquoi il s'attaquerait à l'Irak au lieu d'accuser injustement Saddam d'être responsable de tous les maux qui ont frappé l'Amérique ", entendons-nous souvent commenter dans les cercles diplomatiques et les milieux de l'intelligentsia arabe.

Malaise

Cette prise de position par la majorité des intellectuels arabes résidant en Amérique du Nord et en Europe, résume en elle-même le malaise qui monte dans les rangs des anciens amis et admirateurs de l'Amérique des valeurs démocratiques. Cela est dû au fait que pour les Arabes, Saddam Hussein, loin d'être leur " modèle de démocrate ou de dirigeant ", n'est pas pour autant responsable, du moins directement, des actes de terrorisme du 11 septembre. Ainsi, l'action des États-Unis paraît comme celle d'un géant cherchant un bouc émissaire pour établir sa loi et son règne sur ce que les Arabes considèrent comme le leur : la richesse énergétique. Une richesse, qui pour de nombreux dirigeants, représente la garantie non de la survie de leurs économies nationales, mais bel et bien de leurs richesses personnelles et de la survie de leurs règnes.

Aujourd'hui, le fait que Washington cherche à mater Saddam Hussein représente pour eux le début de la fin de cette période de flirt avec les États-Unis depuis la dislocation de l'URSS. Pour les analystes arabes, la volonté de Washington de sécuriser son économie en mettant la main sur le pétrole irakien est le début du changement des régimes dans la région. C'est d'ailleurs pour cette raison que la plupart des éditoriaux des journaux arabes, souvent des organes de propagande de leurs propres gouvernements, critiquent ouvertement la détermination du président américain à lancer une attaque unilatérale sans l'aval du Conseil de sécurité des Nations unies.

Or, depuis que la France a pris la tête des pays occidentaux opposés à la guerre contre l'Irak, les masses arabes dont les esprits sont échauffés par la chaîne de télévision arabe Al-Jazira, manipulées par leurs dirigeants spirituels et indirectement encouragés par le politique, ont adopté la démarche française qu'elles avaient toujours jugée plus proche des Arabes que d'Israël, ce qui s'est traduit par un appui tous azimuts à la politique gaullienne, alors que les États-Unis et la Grande-Bretagne sont accusés de tous les mots...

Invasion

Ainsi, l'attaque américaine représenterait pour l'ensemble des populations arabes une invasion et non une libération. Invasion, car l'appel à la guerre n'est pas unanime. Invasion, car le but final est analysé comme celui de redessiner la carte géopolitique de la région au gré des intérêts américains, mais aussi israéliens. Certains voient d'ailleurs dans le " choix " américain de l'Irak une sorte de substitut à la dépendance américaine sur le pétrole saoudien. Ce faisant, l'Irak fournirait une deuxième grande source d'import de brut pour l'Amérique, réduisant du fait, le rôle important que l'Arabie Saoudite détenait jusqu'aux événements du 11 septembre dans les calculs de la politique étrangère américaine dans la région.

Maintenant que les Wahhabites sont montrés du doigt par les enquêtes des agences de sécurité des États-Unis, le royaume saoudien semble vivre ses dernières années de tranquillité. Pour de nombreux analystes arabes, il serait sur la liste principale des pays islamistes que Washington chercherait à déstabiliser, puisque, lorsqu'il s'agit d'investissements, l'expérience a démontré que les États-Unis pouvaient bloquer les avoirs de pays, de régimes ou de dirigeants accusés d'être liés ou de collaborer avec des terroristes. Donc, aux yeux des Arabes, il s'agit avant tout pour Washington de mettre la main sur les ressources pétrolières de la région, ce qui lui assurera une supériorité économique et un contrôle accru sur les économies des autres pays, notamment l'Europe, mais également le Japon, dont les approvisionnements énergétiques au Moyen-Orient couvrent environ 80 % de l'ensemble de ses besoins.

Or, il fallait s'y attendre, ce que les alliés arabes voulaient, ne fait pas nécessairement l'affaire de Washington. Les chefs d'État arabes le savaient. Ils espéraient encore, tout en soutenant la politique de la France contre tout usage unilatéral de la force américaine... Ils craignaient le pire, non par solidarité pour Saddam Hussein, mais plus pour des calculs mercantilistes et pour leur propre sauvegarde. Aujourd'hui, ils se retrouvent dans une situation très délicate qui non seulement changera la situation politique de l'Irak, mais qui également risque fort de sonner le glas de leur règne dans les semaines à venir.

En effet, si la position de l'ensemble des gouvernements des pays arabes, pourtant alliés des États-Unis, est restée mitigée quant à endosser l'attaque américaine sans un feu vert du Conseil de sécurité des Nations unies, c'est principalement à cause de la peur de voir la rue arabe se révolter pour apporter son appui à Saddam Hussein. D'ailleurs, ces dirigeants savent qu'une guerre impliquant la dislocation de l'Irak mènera certainement à la montée des tensions internes dans leurs pays, poussant les oulémas fanatiques à user de leurs prêches du vendredi pour enflammer la rue et mener des manifestations que seule une répression dans le sang pourrait mater.

Ce qui démontrerait encore une fois que les régimes arabes sont loin de l'essence même de la démocratie, ce qui donne à Washington une justification de plus de vouloir " aider les pays de la région à virer vers la démocratie " et donc de pousser vers un changement de ces régimes.

L'avenir des régimes arabes en jeu

Que ce soit l'Égypte ou la Jordanie, principaux " amis " de Washington, les deux pays se sont ralliés aux décisions émanant de l'ONU et ils comptaient s'aligner sur celle du Conseil de sécurité si la deuxième résolution avait été présentée par Washington. Or, les dirigeants arabes demeurent divisés sur la façon de s'y prendre pour contrer cette nouvelle " hégémonie et agression " américaine, et ils essayent désespérément de trouver des scénarios pour sauver la face devant leurs populations qui les accusent d'avoir collaboré avec " le Grand Satan " américain et trahi la cause arabe. De même, ils tentent de sauver ce qui peut l'être encore de leur relation avec Washington.

D'ailleurs, il est intéressant de noter que lors de la première guerre du Golfe, Damas avait eu l'aval de Washington pour prendre d'assaut les dernières régions libres du Liban, en échange de sa collaboration avec l'effort américain pour faire sortir Saddam du Koweït. Or, vendredi passé, après que Damas se soit aligné officiellement avec la France dans le camp du non au Conseil de sécurité, le secrétaire d'État américain déclarait que Damas occupait militairement le Liban et donc devait sortir ses " armées d'occupation " du pays des cèdres et laisser les Libanais gérer leur pays. C'est une première alors que, durant 12 ans, Washington avait tourné son oeil sur les exactions de Damas contre la souveraineté du Liban.

Ainsi, le message pour les Arabes est clair : " vous êtes avec nous ou contre nous. " Pour l'instant, tout porte à croire que la position arabe ne changera pas, car la réaction de la rue fera long feu et risquera d'embraser les gouvernements en place, l'Islam intégriste étant à son apogée dans cette guerre déjà interprétée comme une croisade contre l'Islam. Ce qui a pour résultat de placer les minorités chrétiennes au Moyen-Orient en danger imminent de représailles. Plusieurs incidents ont déjà été rapportés dans les pays arabes et au Liban. Ce qui explique pourquoi les minorités chrétiennes " ont choisi la voix de la raison, celle de la France, celle de la paix ", selon un éminent journaliste libanais.

L'auteur est journaliste indépendant et spécialisé dans les questions du Moyen-Orient