Idées, vendredi, 29 janvier 1993, p. A9
Le combat de coqs qui opposait Saddam Hussein
à George Bush devrait changer de ton
Adieu Bush le tyran, bonjour Clinton le pragmatique.» C'est, semble-t-il, le nouveau slogan du dirigeant irakien Saddam Hussein pour accueillir cette nouvelle ère clintonienne...
Un changement de ton et de stratégie est à l'ordre du jour sur l'agenda du maître de Bagdad.
Jusqu'à présent, le bras de fer qui avait opposé Saddam Hussein à George Bush était dû avant tout à un conflit de «coqs» dans un seul but, celui de savoir qui sera le gagnant de cette partie de «tu me frappes, je te frappe» !
En fait, Washington n'a jamais voulu changer le pouvoir en place de peur de chambarder toutes les données régionales et surtout de peur de laisser libre cours à Téhéran pour exporter sa révolution islamique.
Une telle démarche aurait sans doute fait perdre à Washington tous les gains que l'administration Bush avait programmés et aurait mis la région à feu et à sang, menaçant par là même la sécurité des monarchies arabes et les intérêts américains dans l'ensemble de la région.
Bush devait à tout prix affaiblir l'Irak afin de réduire les craintes de ses alliés israéliens, mais en même temps, assurer sa mainmise directe sur le nerf de l'économie: le pétrole.
Un plan machiavélique
En gardant Saddam Hussein en place sans trop l'affaiblir par rapport aux monarchies du Golfe, l'administration Bush mettait en place un plan machiavélique de contrôle des régions du Golfe arabo-persique.
En effet, comment garder une main haute officiellement sans être accusé par les populations des pays en question, de colonisateur? C'est toute la logique que Bush utilisa dans sa stratégie du «Nouvel Ordre mondial».
Permettre à la machine irakienne de survivre, c'est garder le spectre de la terreur de Saddam hissé au-dessus des têtes des Monarques qui n'auraient d'autres choix que de maintenir la présence et les aides américaines sous toutes leurs formes...
Car, dans un temps où le réveil des nationalités et les conflits ethniques se font sentir, la prudence de Washington est de mise.
L'administration Bush savait qu'hormis des dictateurs comme Saddam Hussein en Irak et Hafez al-Assad en Syrie, aucun autre régime ne pourrait mater un soulèvement islamique qui mettait sans aucun doute les intérêts des États-Unis en péril.
Malheureusement pour Bush, Saddam avait appris la leçon la première fois. Il lui fallait maintenant tenir tête à celui qui est devenu son ennemi numéro un: George Bush, surtout que ce dernier était sur le point de perdre les élections.
Conscient de l'enjeu, Saddam Hussein préféra rendre la pareille à Bush en lui tendant un bras d'honneur.
Sa politique consistait à discréditer le président sortant afin de montrer à son peuple, et à ses ennemis arabes, qu'il est après tout le gagnant, puisque Bush s'en va et lui reste.
Certes, cette logique nous paraît un peu naïve, mais pour les Irakiens et les Arabes en général, elle est d'une efficacité certaine et annonciatrice de messages politiques clairs de la part des régimes en place...
Il faut dire que la montée de la tension entre Washington et Bagdad ces derniers jours montrait à quel point le combat «pour l'honneur» des deux belligérants atteignait un pic.
Pour Bush, il fallait prouver qu'il contrôlait toujours la situation à la veille de son départ de la vie publique, tandis que pour Saddam, il s'agissait de prouver à sa façon qu'il n'a pas encore dit son dernier mot.
Saddam Hussein cherchera la première occasion de mettre à nouveau le Koweit à feu et à sang tant que l'autre dictateur de la région, et principal concurrent au leadership des pays arabes, Hafez al-Assad, n'aura pas rendu la souveraineté au Liban qu'il occupe à 90 % depuis le 13 octobre 1990.
Cette logique de Saddam veut que, si respect des frontières il devait y avoir, il faudrait qu'il soit appliqué à tous les régimes sans distinction, surtout si ces derniers sont des régimes arabes !
Bref, à la vision américaine qui consiste à maintenir Saddam en place pour contrer une extension de la révolution iranienne et la montée de l'extrémisme musulman avec le danger de prolifération des armes nucléaires en provenance des ex-républiques musulmanes soviétiques, s'oppose celle de Saddam qui veut retrouver son prestige.
Ce regain ne pouvait se faire qu'en mettant le principal ennemi du président irakien échec et mat!
Ce fut fait... avec un bras d'honneur du Maestro de Bagdad !
L'administration Clinton, quant à elle, se verra sans doute testée par Bagdad dans des moments difficiles où elle sera occupée à colmater les brèches nationales.
À ce moment-là, Clinton se trouvera face à «Saladin» qui ne manquera pas de marquer des points pour atteindre ses objectifs.
En attendant, les deux présidents se regardent et s'étudient mutuellement en essayant de limiter les dégâts...